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POÈTES ET PHILOSOPHES FRANÇAIS.

Ce que M. Jouffroy exprimait si énergiquement en 1819, il ne le sentait pas moins vivement en 1815, sous le coup d’une première invasion, et à la menace d’une seconde. Ses craintes réalisées, et dans toute l’amertume du rôle de vaincu, il reprit avec ses amis les études philosophiques ; un sentiment exalté de justice et de devoir dominait ce jeune groupe ; ils étaient dans leur période stoïque, dans cette période de Fichte, par où passent d’abord toutes les ames vertueuses. M. Jouffroy gagna le doctorat avec deux thèses remarquables, l’une sur le Beau et le Sublime, et l’autre sur la Causalité. À partir de 1816, il devint maître de conférences à l’École, et fut en même temps attaché au collége Bourbon jusqu’en 1822, époque où M. Corbière, qui avait brisé l’École, le destitua aussi de ses fonctions au collége. M. Jouffroy, au sortir de l’École, entretenait une correspondance active d’idées et d’épanchemens avec ses amis dispersés en province, avec MM. Damiron et Dubois particulièrement, qu’on avait envoyés à Falaise, et ensuite avec ce dernier, à Limoges. C’étaient souvent des saillies d’imagination philosophique, non pas sur tel point spécial et borné, mais sur l’ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinée future, le rôle des planètes dans l’ascension des ames, et l’espérance de rejoindre en ces Élysées supérieurs les devanciers illustres qu’on aura le plus aimés, Platon ou Montaigne. On surprend là tout à nu l’homme qui, plus tard, et déjà tempéré par la méthode, n’a pu s’empêcher de lancer ses ingénieux et hardis paradoxes sur le Sommeil, et qui consacre plusieurs leçons de son cours à la question de la vie antérieure. C’étaient encore, dans cette correspondance, des retours de désir vers le pays natal, vers la montagne d’où il tirait sa source, et le besoin de peindre à ses amis qui les ignoraient, ces grands tableaux naturels dont il était sevré : « Qui vous dira la fraîcheur de nos fontaines, la modeste rougeur de nos fraises ? qui vous dira les murmures et les balancemens de nos sapins, le vêtement de brouillard que chaque matin ils prennent, et la funèbre obscurité de leurs ombres ? et l’hiver, dans la tempête, les tourbillons de neige soulevés, les chemins disparus sous de nouvelles montagnes, l’aigle et le corbeau qui planent au plus haut de l’air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que les familles s’assemblent au