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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

pour y suivre un cours de physiologie ; lui-même était bon physicien et bon chimiste, il se fit aider par moi dans ses opérations, et j’appris bientôt de ces deux sciences ce qu’il est nécessaire à un homme du monde d’en savoir. Ma constitution de fer me permettait de suppléer par le temps que je prenais sur la nuit, au temps qui me manquait le jour : bref, un changement complet s’opéra dans mon existence matérielle et morale, et lorsqu’au bout de deux mois ma mère arriva, elle me reconnut à peine, tant j’étais devenu sérieux.

Alors commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d’autant plus bizarre qu’elle n’avait aucun but fixe, d’autant plus persévérante que j’avais tout à apprendre. Occupé huit heures par jour à mon bureau, forcé d’y revenir chaque soir de 7 à 10 heures, mes nuits seules étaient à moi. C’est pendant ces veilles fiévreuses que je pris l’habitude que je conserve encore, de ce travail nocturne qui rend la confection de mon œuvre incompréhensible à mes amis même, car ils ne peuvent deviner ni à quelle heure ni dans quel temps je l’accomplis.

Cette vie intérieure, qui échappait à tous les regards, dura trois ans, sans amener aucun résultat visible, sans que je produisisse rien, sans que j’éprouvasse même le besoin de produire. Je suivais bien avec une certaine curiosité les œuvres théâtrales du temps dans leurs chutes ou dans leurs succès ; mais comme je ne sympathisais ni avec la construction dramatique, ni avec l’exécution dialoguée de ces sortes d’ouvrages, je me sentais seulement incapable de produire rien de pareil, sans deviner qu’il existât autre chose que cela, m’étonnant seulement de l’admiration que l’on partageait entre l’auteur et l’acteur, admiration qu’il me semblait que Talma avait le droit de revendiquer pour lui tout seul.

Vers ce temps, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Hamlet. Je ne connaissais que celui de Ducis. J’allai voir celui de Shakspeare.

Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, qui découvre un monde tout entier dont il n’avait aucune idée ; supposez Adam s’éveillant après sa création et trouvant sous ses pieds la terre émaillée de fleurs, sur sa tête le ciel flamboyant d’étoiles, autour