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rent, et je finis par ne plus rien voir. Le matin je me retrouvai dans les bras de Catalina ; ses blanches sœurs s’étaient envolées avec les vapeurs du malvoisie. Ainsi tu comprends, mon hôte, que puisque le vin des vivans fait voir des femmes et des lumières, il n’y a pas de quoi s’étonner si le vin des morts fait voir des statues. Buvons, commandeur, et je te parie mon cheval de sang andalou contre le tien de marbre que nous allons voir entrer quelque nouveau fantôme de tes aïeux.

(II remplit son verre et boit. On frappe à la porte ; le commandeur ouvre. Entre le docteur don Onufro Palenjuez.)
Le Commandeur.

Salut, noble et savant Onufro Palenjuez, l’aïeul de mon père, soyez le bien-venu. Que de fois, du temps où je vivais, je suis allé vous voir siéger en marbre dans la grande salle de l’hôpital de Tolède. Alors vous étiez enveloppé comme aujourd’hui dans cette robe de docteur, et vous teniez un grand livre ouvert sous vos yeux, comme si le statuaire avait prévu que vous reviendriez au monde quelque jour. Tous s’inclinaient devant vous, et les vieillards disaient à leurs enfans : « Il y en a plus d’un qui vit, et serait mort sans les secours de cet homme. Durant la contagion, il visitait les pauvres malades, leur donnant des élixirs dont lui seul avait le secret, et tandis que tous fuyaient la porte où la maladie avait frappé, de peur d’emporter à leurs mains les germes de mort qu’elle avait déposés sur le marteau, lui venait et frappait, et s’en allait ensuite sain et sauf. Il faut que la grâce de Dieu l’ait environné, car il cheminait en pleine santé parmi les fiévreux et les mourans, bien qu’il ne fût vêtu que d’une simple robe de velours, selon le costume des hommes de son état ; aussi nous, par reconnaissance, nous lui en avons fait tailler une de pierre, afin que désormais la pluie et le vent glissent sur elle, de même que la contagion a glissé sur celle qu’il portait durant sa vie. » Alors, mon noble aïeul, je me sentais fier de vous appartenir, et je l’aurais été bien plus encore si vous aviez daigné lever la main sur mon front et me reconnaître en face de tous pour votre digne sang. Soyez le bien-venu dans mon sépulcre, don Onufro Palenjuez, aïeul de mon père. Ah ! ce m’est un grand bonheur de vous revoir ici, car je dois vous le dire, la pro-