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des détails, peu de personnes soupçonnaient en lui le don de l’invention et la grandeur de la pensée. Sa Bataille de Marins contre les Cimbres réfute victorieusement la négation et le doute. C’est à peine si je crois nécessaire de parler de l’Intérieur d’un corps-de-garde sur la route de Smyrne à Magnésie, dont les figures sont si vraies, dont les costumes sont si éclatans, dont tous les acteurs sont des individualités précises, créées et rendues avec une habileté souveraine. C’est à peine si je crois utile d’insister sur le ton chaud et diaphane à travers lequel l’œil démêle à gauche de la toile les chameaux et les chameliers. Ai-je besoin de parler d’une aquarelle exquise où de jeunes baigneuses révèlent à l’œil étonné des formes qu’on n’attendait pas du pinceau de Decamps ? de la lecture d’un firman où toutes les têtes sont si attentives et si recueillies, où le lecteur est si grave et si bien posé ?

Non, Decamps est tout entier cette année dans sa bataille. C’est dans son Marius qu’il faut étudier toute la richesse de sa palette, toutes les ressources de son imagination. Le paysage est immense, la foule innombrable, la mêlée acharnée et sanglante, le désordre furieux et désespéré. On voit qu’il ne s’agit pas du gain d’une journée, mais de la ruine d’une nation. Les bataillons se succèdent et se renouvellent par myriades rapides et houleuses. Les monceaux de cadavres disparaissent sous les pieds des chevaux hennissans comme le flot écumeux que le vent chasse sous la quille du navire. Mais la mort a devant elle une rude et longue besogne. À mesure que la foule s’engloutit dans cette mare de sang, elle se renouvelle et recommence la lutte comme si elle était inépuisable et renaissait d’elle-même. Ceci n’est pas une bataille rangée où les brillans escadrons paradent et s’esquivent avant de s’entr’égorger ; c’est le Nord se ruant sur le Midi, c’est une avalanche de peuples inconnus qui déborde sur le vieil empire et veut ensevelir son cadavre dans un lambeau de pourpre sanglante.

On a dit que cette toile rappelait Martin et Salvator. Je n’accepte que la seconde moitié de la proposition, et encore dans de certaines limites. Martin n’est pas un peintre, c’est une puissance mystérieuse qui n’a de rang ni de place nulle part, qui se soucie peu de la forme de sa pensée, pourvu qu’il émeuve, qu’il étonne et qu’il galvanise la pensée d’autrui. Il se complaît dans une poésie