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REVUE DES DEUX MONDES.

— Dans une demi-heure vous trouverez votre dîner prêt.

Je sortis, partageant bien sincèrement le désespoir de ce pauvre homme ; car telle est en effet la puissance de la parole du poète, que, dans quelque lieu qu’il la sème, ce lieu se peuple à sa fantaisie de souvenirs heureux ou malheureux, et qu’il change les êtres qui l’habitent en anges ou en démons.

Je me mis en course aussitôt, mais l’explication de Hantz avait fait un singulier tort à son paysage. L’aspect en était toujours gigantesque et sauvage, mais le principe vivifiant était détruit ; mon hôte avait soufflé sur le fantôme du poète et l’avait fait évanouir. C’était une nature terrible, mais déserte et inanimée ; c’était la neige, mais sans tache de sang ; c’était un linceul, mais ce linceul ne couvrait plus de cadavre.

Ce désenchantement abrégea d’une bonne heure au moins ma course topographique sur le plateau où nous étions parvenus. Je me contentai de jeter un coup-d’œil à l’orient sur le double sommet auquel la montagne doit son nom de Gemmi, dérivé probablement de Geminus, et à l’ouest, sur le vaste glacier de Lammern, toujours mort et bleu, comme l’a vu Werner. Quant au lac de la Daube (Dauben see), et à l’éboulement du Rinderhorn, j’avais vu l’un en venant, et j’allais être obligé de côtoyer l’autre en m’en allant. Je rentrai donc au bout d’une demi-heure à peu près, et trouvai mon hôte exact et debout près d’une table passablement servie.

En partant, je promis à ce brave homme d’aider de tout mon pouvoir à détruire la calomnie dont il était victime. Je lui ai tenu parole, et si quelqu’un de mes lecteurs s’arrête jamais à l’auberge du Schwarrbach, je lui serai fort obligé de dire à Hantz que j’ai, dans un livre dont sans cela il ignorerait probablement à tout jamais l’existence, rétabli les faits dans leur plus exacte vérité.

Nous n’avions pas fait vingt minutes de chemin que nous nous trouvâmes sur les bords du petit lac de la Daube. C’est, avec celui du Saint-Bernard et celui du Faulhorn, l’un des plus élevés du monde connu. Aussi, comme les deux autres, est-il inhabité ; aucun hôte ne peut supporter la température de ses eaux, même pendant l’été.

Le lac dépassé, nous nous engageâmes dans un petit défilé, au bout duquel nous aperçûmes un chalet abandonné. Willer me