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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

rondes de toile anglaise imprimée à grands ramages de diverses couleurs. Une veste fond blanc à dessins perses, un pantalon blanc, un ceinturon rouge ou bleu, et un bonnet de velours noir dont le gland de soie tombe sur l’oreille à la manière des Chioggiottes, composent un costume de gondolier très élégant et très frais. Il y a encore quelques jeunes gens de bon ton qui l’endossent et qui se donnent le divertissement de conduire une petite barque sur les canaux. Autrefois c’était pour les dandies de Venise ce que l’exercice du cheval est pour ceux de Paris. Ils s’exerçaient particulièrement dans les petits canaux où le rapprochement des croisées permettait aux belles d’admirer leur grâce et leur bonne mine. Cela se voit encore quelquefois. Tous les soirs deux de ces élégans viennent sillonner notre canaletto avec une rapidité et une force remarquables. Je crois bien qu’ils sont un peu attirés sous notre balcon par les beaux yeux de Beppa, et que l’un des deux a quelque prétention de lui plaire. Il est perché sur la poupe, le poste le plus périlleux et le plus honorable, et la barque ne s’éloigne guère de l’espace que peut embrasser le regard de la belle. Il y a vraiment peu de gondoliers de profession capables d’en remontrer à ces deux dilettanti. Ils lancent leur esquif comme une flèche, et je doute qu’un cavalier bien monté pût les suivre sur un rivage parallèle. Le grand tour de force, et celui que l’amateur et ceux-ci exécutent très bravement, est de lancer la barque à pleines rames, de l’amener jusqu’à l’angle d’un pont, et de s’arrêter là tout à coup au moment où la proue va toucher le but. C’est un jeu adroit et courageux, et je m’afflige plus de le voir tomber en désuétude que de la perte du luxe et des richesses de Venise. Si l’énergie du corps et de l’esprit ne s’était pas perdue, il ne faudrait désespérer de rien. Et en outre ce n’est pas un trop mauvais moyen pour attirer l’attention des femmes. Je ne m’étonnerais pas que Beppa vît avec un certain intérêt ce grand blond aux vives couleurs, qui, en équilibre sur la pointe de sa mince barchetta, semble à chaque instant près de se briser avec elle, et vingt fois en un quart d’heure triomphe d’un danger auquel il s’expose pour avoir un regard de Beppa. Beppa prétend qu’elle ne sait pas seulement de quelle couleur sont les yeux de ce jeune homme. Hum ! Beppa !

Tous les amateurs ne sont pas aussi heureux que ceux-ci. Malheur à ceux qui échouent en présence des dames placées aux fenêtres et des gondoliers groupés sur les ponts pour juger ! L’autre jour, deux braves bourgeois, âgés chacun d’un demi-siècle et retranchés depuis dix ans au moins dans la douce occupation de cultiver leur obésité, se sont, on ne sait comment, défiés à la regata. Chacun apparemment s’était avisé de vanter les prouesses de son jeune temps, et l’amour-propre s’était mêlé