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sans qu’il y eût de sa faute. Il a secouru bien des naufragés qui ont oublié le nom de leur sauveur en touchant le rivage. Il a couvert de la pourpre impériale bien des soldats obscurs avant son acclamation, et qui se sont éloignés de lui en disant comme un des Césars à son lit de mort : Je sens que je deviens dieu.

Mais à chaque nouvelle défaite son courage grandissait pour tenter un nouveau pélerinage, et marcher à de nouvelles découvertes. Avant lui, la critique française, lorsqu’elle n’était pas savante ou acrimonieuse, n’était guère qu’un blutage assez vulgaire de préceptes et de formules dont le sens était perdu. C’est à Sainte-Beuve qu’il faut rapporter l’honneur d’avoir mis la poésie dans la critique. C’est lui qui le premier a fait de l’analyse des œuvres littéraires quelque chose de vivant et d’animé, capable d’intéresser par soi-même, en dehors de l’œuvre qui avait servi de point de départ. Son Tableau du xvie siècle et ses Portraits prouvent assez, quoique diversement, ce que j’avance. Bien que la partie plastique de la poésie occupe, dans le premier de ces ouvrages, une place importante et presque souveraine, pourtant il est facile de deviner à chaque page que si l’auteur estime si haut la naïveté de l’expression, ce n’est pas de sa part un caprice puéril, et qu’il poursuit sous la simplicité du mot la simplicité du sentiment. D’ailleurs, lorsque parut ce premier livre, en 1828, toutes les questions de plastique poétique étaient encore flagrantes. On se battait pour des droits encore mal définis. La querelle était bariolée de blasons inexpliqués ; à ces obscures généalogies qui s’échauffaient à l’orgueil sans produire leurs titres, il fallait un d’Hosier pour les mettre d’accord. Cette tâche était réservée à Sainte-Beuve. Il a retrouvé les origines de notre poésie ; il a dressé l’arbre généalogique de nos franchises, que le temps et les commentaires avaient enfouies ; il a nommé les aïeux inconnus d’André Chénier et de Molière ; il a franchi Malherbe pour atteindre Régnier.

Il s’est chargé de légitimer historiquement l’école poétique de la restauration, que la foule prenait pour une invasion d’usurpateurs ; il a tiré de la poudre de nos bibliothèques les chartes oubliées, les constitutions méconnues de la vieille France ; il a réconcilié les novateurs avec les amis du passé, en distribuant à chacune de ces