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les caractères et les volontés impossibles aujourd’hui, et tout cela de si bonne grâce, avec un naturel si parfait, que nous cédons à l’illusion comme lui. Chacun des modèles qu’il fait poser devant nous gagne notre affection en révélant à nos yeux des mérites inattendus.

Il se peut que des intelligences plus sévères et moins expansives répudient quelques-unes des admirations de Sainte-Beuve. Il y a des âmes sérieuses, pleines de candeur et d’austérité tout à la fois, qui ne se résignent pas à la sympathie aussi facilement que lui ; mais il désarme le blâme par la sincérité de ses opinions. Il est heureux d’admirer, comme d’autres sont heureux de comprendre.

C’est pourquoi je m’explique sans peine qu’il ait omis jusqu’ici dans ses études les natures trop distantes de la sienne, celles surtout qui se sont produites au milieu du bruit et des pompeux spectacles ; s’il lui arrive presque toujours d’aimer pour comprendre, on peut dire avec une égale vérité qu’il ne comprend guère que ceux qu’il aime.

Dans la poésie lyrique, Sainte-Beuve a eu pareillement deux momens bien distincts, mais non pas contradictoires. Dans les morceaux publiés sous le pseudonyme de Joseph Delorme, comme dans le Tableau du xvie siècle, il semble plutôt préoccupé du mécanisme de la versification que du fond même des pensées. Il s’applique, avec une curiosité amoureuse, à reproduire tous les rhythmes essayés au temps de la renaissance par Baïf, Ronsard et Dubellay. L’esprit tiède encore de cette laborieuse exploration qu’il vient d’achever, il s’empresse de consigner les résultats de ses études dans une lutte assidue avec les modèles qu’il a quittés tout-à-l’heure. C’est ainsi que faisait Warton, en étudiant l’histoire de la poésie anglaise.

Que si l’on veut pénétrer sérieusement le caractère intérieur des poésies de Joseph Delorme, on s’aperçoit bien vite que l’auteur a surtout cherché à traduire sous une forme naïve et harmonieuse le journal de ses impressions personnelles. Si l’on excepte en effet l’ode à la rime, qui, par la prestesse des évolutions et la variété des similitudes, ressemble volontiers à une gageure, on retrouve presque à chaque page le retentissement d’une pensée qui étonne d’abord par sa nudité, mais qui bientôt, lorsque les yeux sont façon-