Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/392

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
388
REVUE DES DEUX MONDES.

L’un racontait comment il avait dupé son hôtesse en déménageant la veille du jour qu’il devait payer son loyer. L’autre avait envoyé demander chez un marchand de vin quelques jarres de val de Penas de la part d’un des plus graves professeurs de théologie, et il avait eu l’adresse de détourner les jarres, laissant le professeur payer le mémoire s’il voulait. Celui-ci avait battu le guet ; celui-là, au moyen d’une échelle de cordes, était entré chez sa maîtresse malgré les précautions d’un jaloux. D’abord don Juan écoutait avec une espèce de consternation le récit de tous ces désordres. Peu à peu, le vin qu’il buvait, ou la gaîté des convives désarma sa pruderie. Les histoires que l’on racontait le firent rire, et même il en vint à envier la réputation que donnaient à quelques-uns leurs tours d’adresse ou d’escroquerie. Il commença à oublier les sages principes qu’il avait apportés à l’université, pour adopter la règle de conduite des étudians ; règle simple et facile à suivre qui consiste à tout se permettre envers les pillos, c’est-à-dire toute la partie de l’espèce humaine qui n’est pas immatriculée sur les registres de l’université. L’étudiant au milieu des pillos est en pays ennemi, et il a le droit d’agir à leur égard comme les Hébreux à l’égard des Cananéens. Seulement monsieur le corregidor ayant malheureusement peu de respect pour les saintes lois de l’université et ne cherchant que l’occasion de nuire à ses sectateurs, ils doivent être unis comme frères, s’entr’aider et surtout se garder un secret inviolable.

Cette édifiante conversation dura aussi long-temps que les bouteilles. Lorsqu’elles furent vides, toutes les judiciaires étaient singulièrement embrouillées, et chacun éprouvait une violente envie de dormir. Le soleil étant encore dans toute sa force, chacun se sépara pour aller faire la sieste. Don Juan accepta un lit chez don Garcia. Il ne se fut pas plus tôt étendu sur un matelas de cuir que la fatigue et les fumées du vin le plongèrent dans un profond sommeil. Pendant long-temps, ses rêves furent si bizarres et si confus, qu’il n’éprouvait d’autre sentiment que celui d’un malaise vague sans avoir la perception d’une image ou d’une idée qui pût en être la cause. Peu à peu il commença à voir plus clair, si l’on peut s’exprimer ainsi, et il rêva avec suite. Il lui semblait qu’il était dans une barque sur un grand fleuve, plus large et plus trouble qu’il