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LES EXCENTRIQUES.

qu’il se défît de toutes ses autres recrues, en faveur de divers officiers dont il était l’agent. Il me procura de la nourriture et des vêtemens décens. Il essaya, par des bains, des saignées, des frictions, de me guérir de la gale, et ne put y parvenir. Il m’emmena néanmoins à Aix-la-Chapelle, où il tenait un café et un billard, dans une des plus belles parties de la ville, et m’employa comme garçon de café et comme précepteur, pour enseigner à lire à son fils. Ce limonadier fournissait aussi les salles de bal et les assemblées ; il m’y envoya plusieurs fois, et je vis enfin le beau monde dans tout son éclat. Je fus tellement frappé de cette vue, qu’elle m’inspira un projet qui tient de l’extravagance et de la folie et que je m’abstiendrai de mentionner dans ces mémoires. Tant que je vivrai, je ne l’oublierai jamais, et je remercierai toujours la Providence de m’avoir détourné de l’exécution de mon idée. J’aurais succombé à la tentation, si j’avais été envoyé seulement une fois de plus dans un de ces lieux si dangereux pour moi ; mais ma maladie cutanée, dont on voyait des traces sur mes mains, détermina mon maître à m’en interdire l’entrée. Ainsi, je fus deux fois préservé, par le fléau dont j’étais affligé, de malheurs plus grands que tous ceux qui m’ont accablé.

« Une circonstance fortuite me fit sortir de chez celui qui m’avait tiré de la misère. Il se trouvait absent, et était allé à Spa ; sa femme avait besoin de lui faire dire, dans un délai déterminé, de revenir sur-le-champ : elle m’y envoya. Je m’égarai sur la route, et craignant d’être grondé par ma maîtresse, je pris le parti de m’évader, non sans éprouver quelques remords. En passant à Cologne, je me laissai engager, avec une inconcevable étourderie, dans les troupes de l’électeur ; et les soldats, mes camarades, ajoutant foi à ce que je leur disais, je me fis passer, non plus pour un Japonais converti, mais pour un Japonais encore païen, et j’adoptai le nom de Psalmanazar. Ma vanité trouvait un certain plaisir dans la surprise qu’excitaient mes blasphèmes sur les vérités les plus sacrées de la religion, et aussi dans mes discussions avec les ecclésiastiques qui entreprenaient de me convertir. Je changeai de régiment, j’eus diverses aventures, et passai dans diverses garnisons, me complaisant dans mes impostures, et éprouvant une folle jouissance à abuser de la crédulité de mes compagnons d’armes.