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puissance rare dans cette indépendance de toute date, de tout costume, de toute chaîne historique. Il faut avoir à un degré très éminent la possibilité d’idéaliser son époque, pour se soucier aussi peu de toutes les époques accomplies. Il faut avoir fortement noué sa poésie aux fibres de son cœur, pour la laisser impunément vaguer en des espaces si illimités et si lointains.

Ce sont toutes questions vivantes que celles-ci. Les caprices les plus enjoués de M. Alfred de Musset ont une trame sérieuse. — André del Sarto est mort de la peste. Qu’importe la chronique au poète ? André del Sarto, c’est un idéal d’artiste. Eh bien ! l’artiste a besoin d’une muse réelle, pour s’inspirer d’elle et tirer de son sein les visions que son génie éternise. André a besoin de sa Lucretia del Fede, pour laquelle il a quitté la France et méprisé les largesses de François Ier. Mais la pureté de cette muse est flétrie ; elle a été profanée par les élèves de l’artiste. André n’a plus foi en sa muse secrète. Il porte un toast empoisonné à la mort des arts en Italie ! Il meurt.

Fantasio a une mélancolie tendre. Il la déploie au premier acte avec une ravissante naïveté ; au second, il la fait glisser derrière une petite intrigue d’amour si discrètement, qu’on ne peut rencontrer nulle part une impression plus chaste. Cette fois le poète, pauvre bourgeois attristé, avait distrait sa paresse aux pieds d’une princesse. Tout-à-l’heure il s’appellera Perdican, il sera fils de noble maison ; il voudra, au sortir du collège, séduire sa cousine et vaincre les obstacles de son spiritualisme en éveillant sa jalousie. Perdican donne un baiser à Rosette, simple fille, dans un champ, devant une petite maison. Rosette meurt pour s’être trompée. On ne badine pas avec l’amour.

Aux Noces de Laurette, Razetta, patricien ennuyé, passe, en une nuit, d’un désespoir facile à une gaieté plus facile encore. Le poète aime ces résolutions promptes, opposées, qui révèlent un esprit abondant et un cœur hardi. Les Caprices de Marianne, la plus spirituelle peut-être de toutes ces comédies, montrent aussi la soudaineté des passions, avec un inimitable mélange de fine coquetterie et de sentimentalité rêveuse.

Les comédies de M. de Musset semblent bien avoir emprunté à Shakspeare leur luxe féerique et leur jeu tout intellectualisé. Certainement c’est à l’école de ce maître qu’elles ont pris leur manière leste, moqueuse, brillante, leur allure de femme nerveuse, mobile et impressionnable, leur course fantasque qui froisse et brusque la réalité en la traversant. Mais ces études et ces ressouvenirs d’une forme merveilleuse enveloppent toujours une inspiration originale. Tous les noms d’André, de Fantasio, de Perdican, de Razetta, du prince d’Eysenach, de Cœlio, d’Octave,