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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

le blanc prieuré, perdu dans les rameaux des jardins, faisait envie à la romanesque Beppa. J’allai seul, rêvant et ramassant des fleurs pour elle, au travers des traînes de Torcello, plus belles, hélas ! que celles de ma vallée noire. Une profusion de liserons éclatans grimpait le long des haies et formait souvent au-dessus du sentier des berceaux plus riches et plus élégans que si la main de l’homme s’en fût mêlée. Huit ou dix maisons, vingt peut-être, disséminées au milieu des vergers, renferment toute la population de l’île. Tous les habitans étaient déjà partis pour la pêche. Un silence inconcevable régnait sur cette nature si prodigue que l’homme s’en occupe à peine, et y reçoit en pur don ce que chez nous il achète au prix de ses sueurs. Les papillons rasaient le tapis de fleurs étendu sous mes pieds, et, peu habitués sans doute aux tracasseries des enfans ou des entomologistes, venaient se poser jusque sur le bouquet que j’avais à la main. Torcello est un désert cultivé. Au travers des taillis d’osier et des buissons d’althæa, courent des ruisseaux d’eau marine, où le pétrel et la sarcelle se promènent voluptueusement. Çà et là un chapiteau de marbre, un fragment de sculpture du bas empire, une belle croix grecque brisée, percent dans les hautes herbes. L’éternelle jeunesse de la nature sourit au milieu de ces ruines. L’air était embaumé, et le chant des cigales interrompait seul le silence religieux du matin. J’avais sur la tête le plus beau ciel du monde, à deux pas de moi les meilleurs amis. Je fermai les yeux, comme je fais souvent, pour résumer les diverses impressions de ma promenade, et me composer une vue générale du paysage que je venais de parcourir. Je ne sais comment, au lieu des lianes, des bosquets et des marbres de Torcello, je vis apparaître des champs aplanis, des arbres souffrans, des buissons poudreux, un ciel gris, une végétation maigre, obstinément tourmentée par le soc et la pioche ; des masures hideuses, des palais ridicules, la France en un mot. — Ah ! tu m’appelles donc ! lui dis-je. Je sentis un étrange mouvement de désir et de répugnance. Ô patrie ! nom mystérieux à qui je n’ai jamais pensé, et qui ne m’offres encore qu’un sens impénétrable ! le souvenir des douleurs passées que tu évoques est-il donc plus doux que le sentiment présent de la joie ? pourrais-je t’oublier si je voulais ? et d’où vient que je ne le veux pas ? ......

George Sand.