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ces prédications, je ne m’en étonne pas. C’est leur droit et leur devoir. Comment discuter sérieusement le rêve angélique, le rêve céleste que je viens de raconter ? Comment prier la Russie, la Prusse, l’Autriche, l’Angleterre, la France, l’Espagne et le Portugal de moraliser l’Orient, de le catéchiser, et d’attendre, l’arme au bras, sans colère, sans impatience, que l’Inde, la Perse, la Turquie et la Syrie, face à face avec la sagesse européenne, abandonnent leurs croyances, leurs institutions, leurs mœurs, s’excitent mutuellement au progrès, au savoir, à l’industrie, et, comme des enfans mutins et repentans, demandent à genoux à entrer dans la famille occidentale ? L’ironie la plus sévère ne peut pas aller au-delà de cette question. Pétrir dans sa main l’humanité tout entière, la modeler au gré de son caprice comme une pâte obéissante, imprimer aux nations la forme de ses rêves ; tarir les mers et rapprocher les continens, abolir les religions dissidentes, confondre les langages, réconcilier les lois ennemies, réunir dans une sympathie permanente les races façonnées dès long-temps à la haine et à la guerre, effacer de la mémoire humaine l’histoire qui perpétue par ses louanges les ressentimens victorieux, assembler un concile souverain et infaillible, un aréopage clairvoyant et loyal, qui veille nuit et jour à l’accomplissement de ses arrêts, c’est un rôle digne d’envie, n’est-ce pas ? C’est un rôle magnifique, glorieux, incomparable, auprès duquel toutes les religions, toutes les lois, toutes les royautés ne sont rien ? Quel acteur assez hardi voudra le prendre ou l’essayer seulement ? De quel masque d’airain couvrira-t-il son visage pour lancer sa voix jusqu’aux oreilles de la foule indifférente ? Dans quel théâtre appellera-t-il ses auditeurs ? Si quelque jour cette moralité devait se jouer, ce serait dans le ciel, Dieu seul serait en scène. C’est donc le rôle de Dieu que vous voulez prendre ? Orgueil ou folie, votre ambition ne mérite pas de réponse.


Gustave Planche.