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de l’endroit où les provisions du Fury avaient été débarquées, nous avions hâte de visiter ce lieu. Après avoir fait faire un bon repas à l’équipage, je me rendis à terre à neuf heures avec le commandant Ross[1], M. Thom et le chirurgien. Nous trouvâmes la côte jonchée de charbon de terre, et nous nous dirigeâmes, non sans une vive anxiété, vers la seule tente qui fût restée intacte. Elle avait servi aux officiers du Fury pour prendre leurs repas, mais il n’était que trop évident que les ours y avaient fait de fréquentes visites. Il y avait eu près de la porte un sac de nuit dans lequel le commandant Ross avait laissé son portefeuille et quelques oiseaux empaillés ; mais il avait été mis en pièces sans qu’il restât un fragment de ce qu’il contenait. Les côtés de la tente avaient été également arrachés du sol en plusieurs places. Du reste, elle était bien conservée. Rien n’avait été dérangé dans l’endroit où l’on avait déposé les viandes et les végétaux conservés. Les boîtes avaient été empilées de manière à former deux amas, et quoiqu’elles eussent été exposées à toutes les intempéries du climat, elles n’avaient pas souffert la plus légère altération. L’eau n’avait pu les rouiller, et la solidité de leurs jointures avait empêché les ours d’en flairer le contenu. S’ils eussent connu ce qu’elles renfermaient, il est certain que notre part de ces provisions n’eût pas été considérable, et qu’ils eussent dû plus de reconnaissance que nous aux talens de M. Donkin[2]. En les examinant, nous trouvâmes qu’elles n’étaient nullement gelées, et que la saveur des différens articles n’avait absolument rien perdu de ce qu’elle était dans l’origine. Nous n’en éprouvâmes pas une médiocre satisfaction, car cette découverte n’était pas pour nous une affaire de luxe, mais d’elle dépendaient notre existence et le succès de l’entreprise. Le vin, les liqueurs spiritueuses, le sucre, la farine et le cacao étaient également en parfait état. Le suc de limon et les articles marinés avaient souffert, mais peu, et les voiles elles-mêmes, qui avaient été rassemblées avec soin, étaient non-seulement sèches, mais paraissaient même n’avoir jamais été mouillées. Nous remarquâmes, comme une chose assez singulière, qu’en même temps que la toile avait pris une blancheur éclatante, elle avait perdu complètement l’odeur du goudron dont elle avait été imprégnée.

Nous nous rendîmes ensuite sur le point du rivage où le Fury avait été abandonné, mais nous n’aperçûmes aucun vestige de sa coque. Les opinions se partagèrent à cet égard ; chacun pouvait se livrer à mille conjec-

  1. Le commandant Ross, neveu de l’auteur de la relation et son second, était le lieutenant du Fury, lors de la perte de ce bâtiment.
  2. Fabricant de préparations alimentaires pour la marine, aussi célèbre en Angleterre que MM. Appert et Colin le sont en France parmi nos marins.