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habitude, il devient incapable de soutenir des privations passagères, et même en persévérant dans une diète plus raisonnable, de replacer son estomac et sa constitution dans un état plus naturel. D’un autre côté, avec les six livres de viande ou les huit livres de poisson qui forment sa ration journalière, il n’est pas plus à même de résister aux fatigues de son état, qu’un Anglais placé dans une situation analogue, et qui est amplement nourri avec une livre des mêmes alimens.

« Quoi qu’il en soit, nous ne fûmes pas peu divertis pendant le dîner par les usages de table à la mode dans le pays. Après avoir enlevé la tête et l’épine dorsale de deux poissons, un des convives les passait à Ikmalik et à Tulluahiu, qui les divisaient longitudinalement en deux parties égales ; chaque partie était ensuite partagée de même en deux autres ; puis ils roulaient les morceaux de manière à former de chacun d’eux une espèce de cylindre de deux pouces de diamètre, qu’ils enfonçaient dans leur bouche aussi avant que possible, et qu’ils coupaient avec leurs couteaux au raz des lèvres, non sans mettre leur nez en danger ; après quoi ils passaient le surplus à leurs voisins. Ils continuèrent de la sorte jusqu’à ce que toute la provision de poisson fût consommée. L’un d’eux se mit ensuite à en manger les restes, qu’il trempait dans une de nos assiettes où se trouvait, par hasard, un peu de jus de limon, en faisant des grimaces qui réjouirent infiniment toute la compagnie. L’homme est un animal rieur, ainsi qu’on l’a dit quelque part, même quand il s’abaisse jusqu’à ses inférieurs les animaux à quatre pattes. »

Dans le cours de cette excursion, dont le but était, ainsi qu’on l’a vu plus haut, de se procurer un supplément de vivres, le capitaine Ross acheta des naturels deux cent soixante saumons, pesant l’un dans l’autre cinq livres, surcroît de provisions précieux pour l’équipage, qui commençait à ressentir les premières atteintes du scorbut. À cette époque de l’année, les saumons remontent les rivières, pour y déposer leur frai, en légions si serrées, que les Esquimaux n’emploient, pour les prendre, que des lances terminées par deux pointes divergentes, qu’ils lancent au hasard au milieu de la foule, sans jamais manquer de faire quelque capture.

Le mois de juillet n’amena aucun changement dans la situation de l’expédition. La glace s’était insensiblement fondue autour du Victory, assez du moins pour permettre de réparer ses avaries, le peindre à neuf et le mettre en état de prendre la mer au premier moment favorable ; mais rien n’annonçait que ce moment, si impatiemment attendu, arrivât bientôt. Dans la baie et au dehors, la mer n’était qu’un champ solide de glace, immobile comme au milieu de l’hiver. La température, brûlante aujour-