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REVUE DES DEUX MONDES.

« Existe-t-il quelqu’un qui aime le spectacle de la neige et de la glace ? Pour mon propre compte, j’avoue que j’en ai souvent douté ; à présent je me prononce hardiment pour la négative. Il est possible que la pensée de la glace fasse naître d’agréables sensations pendant une journée brûlante de la canicule ; la vue d’un glacier de la Suisse, à la même époque, est « rafraîchissante, » je n’en doute pas ; j’accorderai encore que l’aspect des sommets glacés des Alpes est éminemment pittoresque, surtout quand le soleil à son lever ou à son coucher les colore de mille teintes brillantes. Mais à tout cela je connais une compensation : la neige gâte tous les paysages, en confondant les distances, en altérant les proportions, et surtout en détruisant toute l’harmonie des couleurs ; elle nous donne en un mot un tableau grossièrement marqueté de blanc et de noir, au lieu de ces douces gradations et combinaisons de couleurs dont la nature revêt, pendant l’été, même les paysages les plus insignifians ou les plus âpres.

« Telles sont les objections qu’un seul jour d’expérience suffit pour suggérer contre les effets de la neige dans un paysage ; que sera-ce donc lorsque, pendant plus de la moitié de l’année, le ciel au-dessus de notre tête est chargé de neige, le vent un vent de neige, la brume une brume de neige ; que l’haleine se convertit en neige ; que la neige s’attache aux cheveux, aux vêtemens, aux cils des paupières ; que nous la retrouvons partout, dans notre appartement, dans nos lits, dans nos plats ; qu’au lieu de ruisseau pour étancher notre soif, nous n’avons qu’un chaudron de neige suspendu sur une lampe remplie d’huile fétide ; que tout en un mot est neige, et que le tombeau qui nous attend est un tombeau de neige ? Ne voilà-t-il pas assez de neige pour contenter l’admiration la plus insatiable ? Qui plus que moi a admiré les glaciers du nord, qui a plus aimé à contempler les montagnes de glace, lorsque, poussées par les vents et les marées du pôle, elles flottent dans l’océan, poursuivant leur route dans le calme et dans les orages, brillant de couleurs splendides, imposantes et souvent capricieuses dans leurs formes gigantesques ? Et lorsque les tempêtes bouleversaient l’océan chargé de ces mases mouvantes qui s’entrechoquaient et se brisaient avec le fracas du tonnerre, n’ai-je pas senti comme un autre tout le sublime de cette scène, et que la nature ne pouvait aller plus loin ? Il y avait là beauté, horreur, danger, tout ce qui peut remuer l’ame ; celle d’un poète se fût élevée aux dernières limites de l’enthousiasme. Mais avoir vu de la glace et de la neige, les avoir senties sans fin, sans interruption pendant tous les mois de l’année ; que dis-je ? pendant tous les mois de quatre mortelles années, voilà ce qui a fait pour moi de la vue de ces deux objets un tourment qui pèse encore sur ma pensée, comme si le souvenir devait en être éternel. »