Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/687

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
681
HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DE L’ART.

ses disciples ? Si cela était, la terre ne suffirait pas à son école ; car il lui faut, pour déployer librement son invention, des lieues par myriades ; et le rayon de notre planète est bien étroit.

Entre ses tableaux de cette année, il en est deux surtout qui peuvent servir à caractériser sa manière. Je ne parle pas de son Incendie du parlement, qui ne ressemble pas à une œuvre sérieuse ; c’est tout au plus un jaune d’œuf répandu sur une nappe. Mais le Tombeau de Marceau et la Madonna della Salute, à Venise, réunissent au plus haut degré toutes les qualités éparses dans ses autres ouvrages. La première de ces deux compositions est empruntée au troisième chant du Pélerinage. J’ignore si les touristes familiarisés avec les environs de Coblentz et la brillante pierre d’honneur – Ehrenbreitstein — retrouveront dans cette toile un souvenir quelque peu vraisemblable de leurs voyages ; mais pour moi, je l’avoue, il m’est impossible de croire qu’un pareil paysage ait jamais existé ailleurs que dans le royaume des fées. Je ne dis rien des figures, qui sont informes et grossières. La plus importante des publications de Turner, l’Angleterre et le pays de Galles, nous avait appris dès longtemps que les soldats et les bergers ont à ses yeux moins d’importance qu’un tronc d’arbre ou un caillou. Je suis très disposé à traiter avec indulgence de pareilles peccadilles, quoiqu’il dût s’imposer au moins une grande avarice dans l’emploi des figures. Mais comment qualifier les montagnes qui servent de fond à cette toile ? Est-ce de l’or, de l’acajou, du velours ou du biscuit ? La pensée se fatigue en conjectures et ne sait où s’arrêter. Le ciel où nagent les lignes de l’horizon est lumineux et diaphane. Mais ni l’Espagne, ni l’Italie, ni les rives du Bosphore, n’ont pu servir de type à Turner pour la création de cette splendide atmosphère.

La Madonna della Salute, soumise à une analyse sévère, provoquerait à peu près les mêmes remarques. Seulement, dans cette dernière composition, la fantaisie n’est pas aussi singulière.

Est-ce à dire qu’il faille nier le mérite de Turner, ou dédaigner la popularité acquise à son nom ? Faudra-t-il ranger le succès de ses ouvrages parmi les innombrables bévues que la mode enregistre chaque jour, et que le bon sens répudie avec un mépris impitoyable ? non pas, vraiment. Les défauts de Turner, qui ne se peuvent contester, ne sont que la dépravation d’une nature singu-