Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/699

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
693
LETTRES D’UN VOYAGEUR.

Ce qu’il y a de pis pour toi, c’est qu’au milieu de tes troupeaux, du fond de tes étables, tu te souviens de ta divinité, et quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux. Que ne puis-je t’emmener avec moi sur l’aile des vents inconstans, te faire respirer le grand air des solitudes, et t’apprendre le secret des poètes et des bohémiens ! Mais Dieu ne le veut pas. Il t’a précipité comme Satan, comme Vulcain, comme tous ces emblèmes de la grandeur et de l’infortune du génie sur la terre. Te voilà employé à de vils travaux, cloué sur ta croix, attaché au misérable bagne des ambitions humaines. Va donc, et que celui qui t’a donné la force et la douleur en partage, entoure long-temps pour toi d’une sainte auréole de désirs et d’illusions cette couronne de gloire que tu conquerras au prix de la liberté, du bonheur et de la vie.

Car, pour la philanthropie dont vous avez l’humilité de vous vanter, messieurs les héros, je vous demande bien pardon, mais je n’y crois pas. La philantropie fait des sœurs de charité. L’amour de la gloire est autre chose et produit d’autres destinées. Sublime hypocrite, tais-toi là-dessus avec moi : tu te méconnais en prenant pour le sentiment du devoir, la pente rigoureuse et fatale de ta haute organisation. Pour moi, je sais que tu n’es pas de ceux qui observent des devoirs, mais de ceux qui en imposent. Tu n’aimes pas les hommes, tu n’es pas leur frère, car tu n’es pas leur égal. Tu es une exception parmi eux, tu es né roi. Ah ! ah ! voici ce qui te fâche ; mais au fond, tu le sais bien, la royauté est d’institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d’intelligence et de force, s’il eût voulu fonder le principe d’égalité parmi eux. Mais il fait les grands hommes pour commander les petits hommes, comme il a fait le cèdre pour protéger l’hysope. L’influence enthousiaste et quasi-despotique que tu exerces ici, dans ce milieu de la France, où tout ce qui sent et pense, s’incline devant ta supériorité (au point que moi-même, le plus indiscipliné voyou qui ait jamais fait de la vie une école buissonnière, je suis forcé, chaque année, d’aller te rendre hommage), dis-moi, est-ce autre chose qu’une royauté ? Votre majesté ne peut pas le nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet, est la couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre tri-