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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

là contre les assauts de l’industrie humaine, tout cela n’est pas la patrie de ton intelligence. Il te faut des villes, des champs, des soldats, des ouvriers, le commerce, le travail, tout l’attirail de la puissance, tous les alimens que les besoins des hommes peuvent offrir à l’orgueil des dieux ; les dieux dominent et protègent. Quand tu dis que tu les portes avec amour dans ton sein, ces pauvres Pygmées, tu veux dire, Hercule, que tu les portes dans ta peau de lion ; mais tu ne pourrais t’endormir à l’ombre des bois, sans qu’ils s’acharnassent à te réveiller. Ils te tourmenteraient dans tes rêves, et les orages de ton ame troubleraient la sérénité de l’air jusque sur la cime du Mont-Blanc. Mon pauvre frère, j’aime mieux mon bâton de pélerin que ton sceptre. Mais puisque la royauté de l’intelligence t’a ceint de sa couronne de feu, puisque la passion d’être grand est entrée dans ton sang avec la vie, puisque tu ne peux abdiquer, et que le repos te tuerait plus vite que ne le fera la fatigue, loin de contempler ta destinée avec cette froide philosophie que pourrait me suggérer le sentiment de mon impuissance, je veux sans cesse te plaindre et t’admirer, ô sublime misérable ! Mais n’étant bon à rien qu’à causer avec l’écho, à regarder lever la lune, et à composer des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudians poètes et les écoliers amoureux, j’ai pris, comme je te le disais hier, l’habitude de faire de ma vie une véritable école buissonnière, où tout consiste à poursuivre des papillons le long des haies, tout en tombant parfois le nez dans les épines pour avoir une fleur qui s’effeuille dans ma main avant que je l’aie respirée, à chanter avec les grives et à dormir sous le premier saule venu, sans souci de l’heure et des pédans ; ce que je puis faire de mieux, c’est de planter à ton intention un laurier dans mon jardin. À chaque belle action que l’on me racontera de toi, je t’en enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les idées représentées par des cuistres, mais qui s’incline religieusement devant un grand cœur où réside la justice.

Deuxième question. — Si tu n’étais pas si différent de moi à tous égards, t’aimerais-je autant ? Voici ma réponse : Non, certes, tu ne m’aimerais pas de même ; tu me sais gré d’avoir un peu de force dans un corps si chétif et dans une condition si humble. Tu m’estimes d’autant plus que tu supposes qu’il m’a été plus difficile d’être