Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/222

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
218
REVUE DES DEUX MONDES.

moins de mérite de l’exécution. Il faisait aussi la critique des opéras dans un journal estimé à Hambourg. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? le peintre sourd pouvait voir les sons dans la forme visible du jeu. Il y a bien des hommes pour lesquels les sons eux-mêmes ne sont que des formes invisibles dans lesquelles ils entendent les figures et les couleurs.

— Et vous êtes un de ces hommes ! dit Maria.

— Je regrette de ne plus posséder le petit dessin de Lyser : il vous aurait peut-être donné une idée de l’extérieur de Paganini. Des traits noirs cruement arrêtés pouvaient seuls saisir cette physionomie fabuleuse qui semblait appartenir plutôt au royaume sulfureux des ombres qu’au monde lumineux des vivans. « En vérité, le diable m’a conduit la main, » me répétait le peintre sourd devant le pavillon de l’Alster, à Hambourg, le jour même où Paganini donna son premier concert. « Oui, mon ami, continua-t-il, le monde soutient une chose vraie en disant que Paganini s’est donné corps et ame au diable pour devenir le meilleur violoniste de l’Europe, gagner des millions à la pointe de son archet, et enfin pour se libérer des galères où il a déjà langui bien des années. Car voyez-vous, mon ami, quand il était maître de chapelle à Lucques, il devint amoureux d’une princesse de théâtre, prit de la jalousie contre quelque petit singe d’abbé, fut peut-être trompé, poignarda en bon Italien son amante infidèle, fut envoyé aux galères à Gênes, et, comme je vous l’ai dit, finit par se donner au diable pour devenir libre d’abord, puis le meilleur violoniste de l’Europe, et enfin pour pouvoir imposer ce soir à chacun de nous une contribution de 2 thalers. Mais voyez-vous ! tous les bons esprits louent le Seigneur ! Tenez ! le voilà lui-même qui vient là-bas dans l’allée avec son équivoque Famulus ! »

En effet, c’était Paganini en personne que je reconnus aussitôt. Il portait une redingote gris foncé qui lui tombait jusqu’aux talons, ce qui faisait paraître sa taille très haute. Sa longue chevelure sombre descendait sur ses épaules en mèches tordues, et y formait une sorte de cadre noir autour de sa figure pâle et cadavéreuse où le chagrin, le génie et l’enfer avaient imprimé leurs ineffaçables stigmates. Près de lui sautillait une petite figure bien portante et nettement prosaïque, visage rose ridé, habit gris clair à boutons d’acier, saluant de tous côtés avec une gracieuseté insoutenable,