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qui était d’une grande délicatesse de santé, aima mieux attendre dans une chambre du palais qui avait vue sur le jardin. Là, au lieu de délibérer, il se mit à regarder les nouveaux assermentés qui se promenaient dans les allées. Il les voyait sortir tout joyeux de la salle des commissaires, et marcher d’un pied léger dans le jardin, soit gaieté de gens indifférens, soit soulagement de gens timides, après un grand péril évité. Le plus gai de la troupe était le docteur Latimer, chapelain de l’archevêque de Cantorbéry, qui riait aux éclats avec quelques docteurs de ses amis, les prenant tour à tour par le cou, et les serrant si fort, « que si c’eût été des femmes, dit naïvement Morus, j’aurais pensé que Latimer était un grand libertin. » Vint ensuite le vicaire de Croydon, joyeux prêtre, suivi d’ecclésiastiques dont on n’avait pris le serment que pour la forme, « et à qui, dit Morus, on n’avait pas fait faire le pied de grue, comme c’est le lot des plaideurs. » Maître de Croydon, fort connu de l’archevêque, alla sans façon à l’office, et s’y fit servir un grand verre de bierre, qu’il but tout d’un trait[1]. La conscience n’était pas si exigeante chez le bon abbé que la soif. Morus, de sa fenêtre, notait ces petites circonstances, non sans quelque malice, et s’étonnant peut-être que ces gens prissent si gaiement une chose où il croyait ses deux vies engagées.

Quand tous les sermens furent reçus, on le rappela et on lui montra la liste des nouveaux noms. Il persista dans sa première déclaration, ne blâmant personne, mais ne voulant imiter personne. On lui reprocha son opiniâtreté, et on lui dit qu’il y avait un double crime à refuser le serment et à n’en pas donner de raisons. Il répondit que c’était assez de son refus pur et simple pour lui attirer l’indignation du roi et qu’il ne voulait pas l’aggraver en le motivant ; que, toutefois, si on pouvait l’assurer par de bonnes garanties que le développement de ses raisons n’irriterait pas davantage le roi, il s’empresserait de les donner, s’engageant, si à ces raisons on en pouvait opposer d’autres qui le satisfissent, à prêter le serment. Cranmer, raisonneur habile et qui connaissait Morus, comprit qu’on ne pouvait avoir de prise sur cet homme qu’en lui donnant des doutes sur son sens intérieur, et en opposant le devoir certain d’obéir au prince aux devoirs douteux de la conscience. Cet argu-

  1. English Works, 1429 ABCD.