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le commerce de Paris et des départemens. On chercherait vainement, dans les lois de l’empire les plus brutales, un esprit de fiscalité aussi violent que celui qui respire dans le projet de loi de M. d’Argout. Nous disons de M. d’Argout, car nous ne pouvons penser, comme on le dit, que M. Thiers ait participé à la rédaction de ce projet, bien que les projets de loi du roulage et de l’impôt direct, présentés jadis par lui, fussent empreints d’un esprit semblable. Mais on s’étonnera moins si l’on veut bien se rappeler que M. le comte d’Argout a fait ses premières armes dans les droits réunis, et dans les droits réunis de l’empire, terrible école où se formaient des soldats aussi impitoyables au moins que ceux qu’on instruisait sur les champs de bataille. Qu’on veuille bien relire maintenant le projet de M. d’Argout, on verra qu’il se sent, à chaque ligne, des lieux que fréquentait l’auteur. Tout l’attirail des prohibitions et des vexations impériales y est déployé avec un luxe inoui, et il est bien fâcheux pour M. d’Argout que l’occasion de produire un pareil projet ne se soit pas présentée à lui il y a trente ans ; il eût été nommé d’emblée directeur-général des droits-réunis du grand empire français, au lieu de végéter si long-temps dans les rangs subalternes. Mais en ce temps-là, la découverte du sucre de betteraves n’était pas seulement un admirable procédé, cette découverte était le soutien de tout le système de l’empire, du grand blocus continental tracé autour de l’Angleterre ; le sucre indigène nous affranchissait d’un des derniers tributs payés au commerce anglais, et l’encouragement de la fabrication de cette denrée était un principe politique et une nécessité. Aujourd’hui que la fabrication du sucre de betteraves n’est bonne tout au plus qu’à raviver le commerce et l’agriculture, qu’elle ne servirait, en augmentant, qu’à répandre l’aisance dans nos campagnes et à favoriser le bien-être des classes inférieures, il semble urgent à nos ministres d’en finir avec cette branche d’industrie et de la faire tomber sous les restrictions du monopole, qui n’entend pas que les petits propriétaires s’affranchissent en rien de sa domination. De là toutes les rigueurs du projet : impôt de 15 francs par 100 kilogrammes, obligation d’élever des murs autour des fabriques, et de ne laisser qu’une issue, de les isoler de toutes communications avec les maisons voisines, de bâtir une maison pour les employés du fisc, de leur payer de 2,000 à 3,000 francs par an, d’avance et par trimestre, de ne pouvoir introduire une seule betterave dans l’établissement sans qu’elle ait été pesée par ces employés, de fournir les poids, les balances, les ouvriers nécessaires à cette vérification ; défense de faire sortir aucune quantité de sucre sans avoir rempli d’autres formalités, etc., etc. Ensemble inoui qui ferait préconiser le temps des gabelles, et ferait abandonner la fabrication du sucre indigène par tous ceux qui ne pourraient l’établir à grands frais, sur une immense échelle. La chambre, quoique peu dévouée aux petits intérêts, a frémi d’indignation à la lecture de ce projet ; et, depuis ce jour, M. d’Argout, abandonné par ses collègues, vit dans cet isolement politique qui précède et amène d’ordinaire une chute ministérielle. On voit que le ministère du 22 février est à la veille de subir plus d’une modification.