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NOUVELLES LETTRES SUR L’HISTOIRE DE FRANCE.

meurtre et de violence, dont elle avait été le témoin et en partie la victime[1]. Après tant d’années d’exil et malgré un changement total de goûts et d’habitudes, le souvenir du foyer paternel et les vieilles affections de famille demeuraient pour elle un objet de culte et de passion ; c’était un reste, le seul qu’elle eût conservé, des mœurs et du caractère germaniques. L’image de ses parens morts ou bannis ne cessait point de lui être présente, en dépit de ses nouveaux attachemens et de la paix qu’elle s’était faite. Il y avait même quelque chose d’emporté, une ardeur presque sauvage dans ses élans d’ame vers les derniers débris de sa race, vers le fils de son oncle réfugié à Constantinople, vers des cousins nés dans l’exil et qu’elle ne connaissait que de loin[2]. Cette femme, qui, sur la terre étrangère, n’avait rien pu aimer que ce qui était à la fois empreint de christianisme et de civilisation, colorait ses regrets patriotiques d’une teinte de poésie inculte, d’une réminiscence des chants nationaux qu’elle avait jadis écoutés dans le palais de bois de ses ancêtres ou sur les bruyères de son pays. La trace s’en retrouve çà et là visible encore, bien que certainement affaiblie, dans quelques pièces de vers où le poète italien, parlant au nom de la reine barbare, cherche à rendre telles qu’il les a reçues ses confidences mélancoliques :

« J’ai vu les femmes traînées en esclavage les mains liées et les cheveux épars. L’une marchait nu-pieds dans le sang de son mari, l’autre passait sur le cadavre de son frère[3]. — Chacun a eu son sujet de larmes, et moi j’ai pleuré pour tous. — J’ai pleuré mes parens morts, et il faut aussi que je pleure ceux qui sont

  1. Post patriæ cineres, et culmina lapsa parentum,
    Quæ hostili acie terra Thoringa tulit,
    Si loquar infausto certamine bella peracta,
    Quas prius ad lacrymas femina rapta trahar
    .

    (Fortunati libellos ad Artachin ex persona Radegundis, inter ejus opera, tom. i, pag. 482.)

  2. Ibid., et libel. de Excidio Thoringiæ, pag. 474. — Cette remarque a été faite par M. Ampère dans son cours de littérature française.
  3. Nuda maritalem calcavit planta cruorem,
    Blandaque transibat, fratre jacente, soror
    .

    (Ibid., pag. 475.)