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Dans cette chambre, où l’on nous laissa bientôt seuls, flamboyait un très bon feu de cheminée qui avait d’autant plus de prix que la chambre était immense et très élevée. Cette grande pièce avait quelque chose de singulièrement désert. Meubles et décoration, tout portait le cachet d’un temps dont l’éclat rous paraît maintenant si prosaïque et vide, que les ruines en excitent un sourire. Je veux dire le temps de l’empire, temps de l’aigle d’or, des orgueilleux plumets flottans, des coiffures grecques, de la grande gloire, des Te Deum, de l’immortalité officielle que décrétait le Moniteur, du café continental qu’on faisait avec de la chicorée, et du mauvais sucre fabriqué avec de pauvre sirop de raisins, et des princes et des ducs fabriqués avec rien du tout. Il avait pourtant son charme, ce temps de matérialisme pathétique : Talma déclamait, Gros peignait, Bigottini dansait, Maury prêchait, Rovigo avait la police, l’empereur lisait Ossian, Pauline Borghèse se faisait mouler en Vénus, en Vénus toute nue, parce que la chambre était bien chauffée, comme celle où je me trouvais avec Mlle Laurence.

Nous nous assîmes devant la cheminée, nous babillâmes familièrement, et elle me raconta en soupirant qu’elle était mariée à un héros bonapartiste qui chaque soir, avant le coucher, la régalait d’une description de quelqu’une de ses batailles ; qu’il avait livré la veille, avant de partir, la bataille d’Iéna, mais qu’il était malingre, et survivrait difficilement à la campagne de Russie. Quand je lui demandai depuis combien de temps son père était mort, elle rit et m’avoua qu’elle n’avait jamais connu son père, et que sa soi-disant mère n’avait jamais été mariée.

— Jamais mariée ! m’écriai-je. Je l’ai pourtant vue de mes propres yeux, à Londres, en grand deuil de son mari.

— Oh ! répondit Laurence, elle s’est toujours vêtue de noir pendant douze ans, pour intéresser les gens en qualité de veuve malheureuse, peut-être aussi pour allécher quelque imbécile amateur de mariage : elle espérait entrer sous pavillon noir plus promptement dans le port de l’hymen. Mais ce fut la mort seule qui eut pitié d’elle, et elle finit par une hémorrhagie. Je ne l’ai jamais aimée, car elle me donnait toujours beaucoup de coups et peu à manger. Je serais morte de faim, si M. Turlututu ne m’eût passé maintes fois en cachette un petit morceau de pain ; mais le nain demandait en retour que je l’épousasse, et comme ses espérances échouèrent, il se