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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

peut-être de réveiller l’idée d’une souffrance que le temps et ton courage ont endormie ; mais ce sera une occasion d’exercer la force que tu as amassée, que de me raconter comment tu as fait, et de m’apprendre à quoi tu es arrivé : hélas ! si je pouvais comme toi me passionner pour un jardin, pour un arbuste, pour un insecte ! J’aime tout cela pourtant, et nul n’est mieux organisé que moi pour jouir de la vie. Je sympathise avec toutes les beautés, toutes les grâces de la nature. Comme toi, j’examine long-temps avec délices l’aile d’un papillon. Comme toi, je m’enivre du parfum d’une fleur. J’aimerais à me bâtir aussi un ajoupa et à y porter mes livres, mais je n’y pourrais rester. Mais les fleurs et les insectes ne peuvent pas me consoler d’une peine morale. La contemplation des cimes immobiles du Mont-Blanc, l’aspect de cette neige éternelle, immaculée, sublime de blancheur et de calme, avaient suffi, pendant trois ou quatre jours du mois dernier, pour donner à mon ame un calme et une sérénité inconnus depuis long-temps. Mais à peine eus-je passé la frontière de France, cette paix délicieuse s’écroula comme une avalanche devant le souvenir et l’aspect de mes maux et de mes ennuis matériels. La poussière des chemins, la puanteur de la diligence et la nudité hideuse du Dauphiné suffirent aussi pour me faire dire : La vie est insupportable et l’homme est infortuné. — Et des douleurs morales, réelles, profondes, incurables, se ranimèrent !…

Je me berce de l’idée que je mourrai réconciliée du moins avec le passé. Il y a dans l’air du pays, dans le silence de l’automne, dans la magie des souvenirs, dans le cœur de mes amis surtout, quelque chose d’étrangement puissant. Je marche beaucoup, et soit fatigue de corps, soit repos d’esprit, je dors plus que je n’ai fait depuis un an. Mes enfans me font encore beaucoup de mal au milieu de tout le bonheur qu’ils me donnent ; ce sont mes maîtres, les liens sacrés qui m’attachent à la vie, à une vie odieuse ! Je voudrais les briser, ces liens terribles ! la peur du remords me retient. Et pourtant il y aurait bien des choses à ma décharge, si je pouvais raconter l’histoire de mon cœur. Mais ce serait si long, si pénible ! — Bonsoir, rappelle-toi nos adieux d’autrefois sous le grand arbre, the parting’s tree. Nous avions lu les Natchez, et nous nous disions chaque fois : — Je te souhaite un ciel bleu et l’espérance. — L’espérance de quoi ?…