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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

pour s’interroger et se connaître ; je sais que l’amitié que j’ai pour Alphonse, pour Laure, pour chacun de vous, ne nuit à aucun en particulier. Seulement, je me tais de mon mal avec ces jeunes enfans dont il troublerait le bonheur, et je n’en parle qu’à Rollinat et à toi. Lui ne me donne ni conseils, ni encouragemens, ni consolations ; nous échangeons peu de paroles dans le jour ; nous marchons côte à côte dans les traînes du vallon ou dans les allées de mon jardin, courbés comme deux vieillards, concentrés au dedans de nous-mêmes, dans une muette douleur, et nous comprenant sans nous avertir. Le soir, nous marchons encore dans le jardin jusqu’à minuit ; c’est une fatigue physique qui m’est absolument nécessaire pour trouver le sommeil, et à lui aussi qui souffre continuellement des nerfs. Alors nous nous racontons les détails et les ennuis de notre vie. Quelquefois nous retombons dans un profond silence, il regarde les étoiles où il me rêve un asile, et je promène des regards vagues et inutiles sous les ténébreux ombrages que nous traversons. Leur mystérieux silence me fait tressaillir quelquefois d’épouvante, et il me semble que c’est mon spectre qui se promène à ma place, dans ces lieux mornes comme la tombe. Alors je passe mon bras sous le sien, comme pour m’assurer que j’appartiens encore au monde des vivans, et il me répond avec sa voix caverneuse et monotone : — Tu es malade, bien malade. — Malgré le peu d’encouragemens qu’il me donne (car ses inclinaisons et ses convictions ne sont que trop conformes aux miennes), son amitié m’est très précieuse, et sa société m’est en quelque sorte nécessaire. Il me semble que tant que j’aurai à mon côté un ami sincère et fidèle, je ne peux pas mourir désespérée ; je lui ai fait jurer, ce soir, qu’il assisterait à ma dernière heure, et qu’il aurait le courage de ne point m’en dissuader. Il y a dans la voix, dans le regard, dans tout l’être de ceux que nous aimons, un fluide magnétique, une sorte d’auréole, non visible, mais sensible au toucher de l’ame, si je peux parler ainsi, qui agit puissamment sur nos sensations intimes. La présence de Rollinat m’infuse silencieusement la résignation mélancolique et la sérénité morne et muette. Son silence agit peut-être plus sur moi que ses paroles. Quand il est assis à une heure du matin, au fond du grand salon, et qu’à la faible clarté d’une seule bougie, oubliée plutôt qu’allumée, sur la table, je jette de temps en temps les yeux sur sa figure grave et rêveuse, sur ses orbites enfoncés, sur sa