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minuit, nous nous arrêtâmes brusquement devant une petite porte aiguë, le pont-levis se releva derrière nous ; mon grand-père me prit, tout baigné que j’étais d’une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié, hideux, qui me porta dans la maison ; c’était mon oncle Jean, et j’étais à la Roche-Mauprat.

Mon grand-père était dès-lors, avec ses huit fils, le dernier débris que notre province eût conservé de cette race de petits tyrans féodaux dont la France avait été couverte et infestée pendant tant de siècles. La civilisation, qui marchait rapidement vers la grande convulsion révolutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et ces brigandages organisés. Les lumières de l’éducation, une sorte de bon goût, reflet lointain d’une cour galante, et peut-être le pressentiment d’un réveil prochain et terrible du peuple, pénétraient dans les châteaux et jusque dans le manoir à demi rustique des gentillâtres. Même dans nos provinces du centre, les plus arriérées par leur situation, le sentiment de l’équité sociale l’emportait déjà sur la coutume barbare ; plus d’un mauvais garnement avait été obligé de s’amender en dépit de ses priviléges, et en certains endroits les paysans, poussés à bout, s’étaient débarrassés de leur seigneur, sans que les tribunaux eussent songé à s’emparer de l’affaire, et sans que les parens eussent osé demander vengeance.

Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père s’était long-temps maintenu dans le pays sans éprouver de résistance. Mais ayant eu une nombreuse famille à élever, laquelle était pourvue, comme, lui de bon nombre de vices, il se vit enfin tourmenté et obsédé de créanciers que n’effarouchaient plus ses menaces, et qui menaçaient eux-mêmes de lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter les recors d’un côté, et de l’autre les querelles qui naissaient à chaque instant, et dans lesquelles malgré leur nombre, leur bon accord, et leur force herculéenne, les Mauprat ne brillaient plus, toute la population se joignant à ceux qui les insultaient, et se mettant en devoir de les lapider. Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui, comme le sanglier rassemble, après la chasse, ses marcassins dispersés, se retira dans son castel, en fit lever le pont, et s’y renferma avec dix ou douze manans, ses valets, tous braconniers ou déserteurs, qui avaient intérêt, comme lui, à se retirer du monde (c’était son ex-