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MAUPRAT.

d’angoisse. Les femmes traînées, moitié de gré, moitié de force, sous le toit de La Roche-Mauprat, me causaient un trouble inconcevable. Je commençais à sentir le feu de la jeunesse s’éveiller en moi, et à jeter un regard de convoitise sur cette part des captures de mes oncles ; mais il se mêlait à ces naissans désirs des angoisses inexprimables. Les femmes n’étaient qu’un objet de mépris pour tout ce qui m’entourait ; je faisais de vains efforts pour séparer cette idée de celle du plaisir qui me sollicitait. Ma tête était bouleversée, et mes nerfs irrités donnaient un goût violent et maladif à toutes mes sensations.

Du reste, j’avais le caractère aussi mal fait que mes compagnons ; et si mon cœur valait mieux, mes manières n’étaient pas moins arrogantes, ni mes plaisanteries de meilleur goût. Un trait de ma méchanceté adolescente n’est pas inutile à rapporter ici, d’autant plus que les suites de ce fait eurent de l’influence sur le reste de ma vie.

iii.

À trois lieues de La Roche-Mauprat, en tirant vers le Fromental, vous devez avoir vu, au milieu des bois, une vieille tour isolée, célèbre par la mort tragique d’un prisonnier que le bourreau, étant en tournée, trouva bon de pendre, sans autre forme de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son seigneur.

À l’époque dont je vous parle, la tour Gazeau était déjà abandonnée, menaçant ruine : elle était domaine de l’état, et on y avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la retraite d’un vieux indigent, homme fort original, vivant complètement seul, et connu dans le pays sous le nom du bonhomme Patience.

— J’en ai entendu parler à la grand’mère de ma nourrice, repris-je ; elle le tenait pour sorcier.

— Précisément ; et, puisque nous voici sur ce sujet, il faut que je vous dise au juste quel homme était ce Patience, car j’aurai plus d’une fois occasion de vous en parler dans le cours de mon récit, et j’ai eu aussi celle de le connaître à fond.

Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait départi une haute intelligence, mais l’éducation lui avait manqué, et, par une sorte de fatalité inconnue, son cerveau avait été complètement