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LES TEMPLIERS.

Cependant la Terre-Sainte avait été définitivement perdue en 1191 et la croisade terminée. Les chevaliers revenaient inutiles, formidables, odieux. Ils rapportaient au milieu de ce royaume épuisé, et sous les yeux d’un roi famélique, un monstrueux trésor de cent cinquante mille florins d’or, et en argent la charge de dix mulets ? Qu’allaient-ils faire en pleine paix de tant de forces et de richesses ? Ne seraient-ils pas tentés de se créer une souveraineté dans l’Occident, comme les chevaliers teutoniques le firent en Prusse, les hospitaliers dans les îles de la Méditerranée, et les jésuites au Paraguay ? S’ils s’étaient unis aux hospitaliers, aucun roi du monde n’eût pu leur résister. Il n’était point d’état où ils n’eussent des places fortes. Ils tenaient à toutes les familles nobles. Ils n’étaient guère en tout, il est vrai, plus de quinze mille chevaliers ; mais c’étaient des hommes aguerris au milieu d’un peuple qui ne l’était plus depuis la cessation des guerres des seigneurs. C’étaient d’admirables cavaliers, les rivaux des Mameluks, aussi intelligens, lestes et rapides que la pesante cavalerie féodale était lourde et inerte. On les voyait partout orgueilleusement chevaucher sur leurs admirables chevaux arabes, suivis chacun d’un écuyer, d’un page, d’un servant d’armes, sans compter les esclaves noirs. Ils ne pouvaient varier leurs vêtemens, mais ils avaient de précieuses armes orientales, d’un acier de fine trempe, et damasquinées richement.

Ils sentaient bien leurs forces. Les templiers d’Angleterre avaient osé dire au roi Henri III : « Vous serez roi tant que vous serez juste. » Dans leur bouche, ce mot était une menace.

Tout cela donnait à penser à Philippe-le-Bel. Les templiers avaient refusé d’admettre le roi dans l’ordre. Ils l’avaient refusé et ils l’avaient servi, double humiliation. Il leur devait de l’argent[1] ; le Temple était une sorte de banque, comme l’ont été souvent les

  1. Is magistrum ordinis exosum habuit, propter importunam pecuniæ exactionem, quam, in nuptiis filiæ suæ Isabellæ, ei mutuo dederat. (Thomas de la Moor, in Vita Eduardi II, apud Baluze, Pap. Aven., notæ, pag. 189.) — Le Temple avait, à diverses époques, servi de dépôt aux trésors du roi. Philippe-Auguste (1190) ordonne que tous ses revenus, pendant son voyage d’outre-mer, soient portés au Temple et renfermés dans des coffres, dont ses agens auront une clé et les templiers une autre. Philippe-le-Hardi ordonne qu’on y dépose les épargnes publiques. — Le trésorier des templiers s’intitulait trésorier du Temple et du roi, et même trésorier du roi au Temple. (Sauval, tom. ii, pag. 37.)