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LES TEMPLIERS.

nature humaine. Ce ne fut pas l’hérésie, les doctrines gnostiques ; vraisemblablement les chevaliers s’occupaient peu de dogme. La vraie cause de leur ruine, celle qui mit tout le peuple contre eux, qui ne leur laissa pas un défenseur parmi tant de familles nobles auxquelles ils appartenaient, ce fut cette monstrueuse accusation d’avoir renié et craché sur la croix. Cette accusation est justement celle qui fut avouée du plus grand nombre. La simple énonciation du fait éloignait d’eux tout le monde ; chacun se signait et ne voulait plus rien entendre.

Ainsi l’ordre qui avait représenté au plus haut degré le génie symbolique du moyen-âge, mourut d’un symbole non compris. Cet évènement n’est qu’un épisode de la guerre éternelle que soutiennent l’un contre l’autre l’esprit et la lettre, la poésie et la prose. Rien n’est cruel, ingrat, comme la prose, au moment où elle méconnaît les vieilles et vénérables formes poétiques dans lesquelles elle a grandi.

Le symbolisme occulte et suspect du Temple n’avait rien à espérer au moment où le symbolisme pontifical, jusque-là révéré du monde entier, était lui-même sans pouvoir. La grande poésie mystique de l’Unam sanctam, qui eût fait tressaillir tout le xiie siècle, ne disait plus rien aux contemporains de Pierre Flotte et de Nogaret. Le glaive spirituel était émoussé. Un âge prosaïque et froid commençait, qui n’en sentait plus le tranchant.

Ce qu’il y a de tragique ici, c’est que l’Église est tuée par l’Église. Boniface est moins frappé par le gantelet de Colonna que par l’adhésion des gallicans à l’appel de Philippe-le-Bel. Le Temple est poursuivi par les dominicains, aboli par le pape ; les dépositions les plus graves contre les templiers sont celles des prêtres. Nul doute que le pouvoir d’absoudre, qu’usurpaient les chefs de l’ordre, ne leur ait fait des ecclésiastiques d’irréconciliables ennemis.

Quelle fut sur les hommes d’alors l’impression de ce grand suicide de l’Église ? les inconsolables tristesses de Dante le disent assez. Tout ce qu’on avait cru ou révéré, papauté, chevalerie, croisade, tout semblait finir. Le moyen-âge est déjà une seconde antiquité qu’il faut avec Dante chercher chez les morts. Le dernier poète de l’âge symbolique vit assez pour pouvoir lire la prosaïque allégorie du Roman de la Rose. L’allégorie tue le symbole, la prose la poésie.


Michelet