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REVUE DES DEUX MONDES.

— Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J’appartiens à une illustre famille, que je ferais rougir en lui rappelant que j’existe ; d’ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du passé, nous nous faisons semblables à des enfans naissans ; nous mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous voyez en moi un des exemples les plus frappans des miracles de la grace, et si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et l’indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne m’absoudre ?

Vous savez, continua l’abbé, que je n’aime pas les moines, que je me défie de leur humilité, que j’ai horreur de leur fainéantise. Mais celui-là parlait d’une manière si triste et si affectueuse, il était si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué d’austérités, si plein de repentir, qu’il m’a gagné le cœur. Il y a, dans son regard et dans ses discours, des éclairs qui trahissent une grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je l’ai quitté si attendri, que j’ai désiré le revoir avant son départ. Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j’ai voulu, en vain, l’amener au château. Il m’a dit avoir un compagnon de voyage qu’il ne pouvait quitter. — Mais, puisque vous êtes si charitable, m’a-t-il dit, je m’estimerai heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil ; peut-être même m’enhardirai-je au point de vous demander une grace ; vous pouvez m’être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment. — Je l’assurai qu’il pouvait compter sur moi, et que j’obligerais de grand cœur un homme comme lui.

— Si bien que vous attendez avec impatience l’heure du rendez-vous ? dis-je à l’abbé.

— Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant d’attraits, que si je ne craignais d’abuser de la confiance qu’il m’a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des Fougères.

— Je crois, repris-je, qu’Edmée a beaucoup mieux à faire que d’écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être après tout