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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

que sa figure d’artiste, son brun sourcil, son geste expressif, sa voix naturelle d’acteur passionné, prêtent singulièrement à l’effet. Quand il arrive au refrain : Les chemins devraient fleurir, etc., et que, cessant de déclamer, il chante, toutes les larmes coulent ; ceux mêmes qui n’entendent pas le patois partagent l’impression et pleurent.

Jasmin a déjà eu à subir l’espèce de tentation nouvelle qui s’attache inévitablement au succès ; on lui a conseillé de venir à Paris, tout comme à M. Fonfrède ; mais Jasmin a eu le bon esprit de comprendre sa vraie situation et d’y rester fidèle. Dans une jolie pièce de vers, adressée à un riche agriculteur de Toulouse, qui lui donnait ce conseil, il réfute agréablement les raisons flatteuses par un tableau de ses goûts et de ses simples espérances : « Dans ma ville où chacun travaille, laissez-moi donc comme je suis ; chaque été, plus content qu’un roi, je glane ma petite provision d’hiver, et après je chante comme un pinson, à l’ombre d’un peuplier ou d’un frêne, trop heureux de devenir cheveux blancs dans le pays qui m’a vu naître. Sitôt qu’on entend, dans l’été, le joli zigo, ziou, ziou, des cigales sautilleuses, le jeune moineau s’élance et déserte le nid où il a senti venir des plumes à ses ailes. L’homme sage n’est pas ainsi… » Nous n’avons rien à ajouter à ces agréables et bonnes pensées, et nous espérons que le poète y restera fidèle. Il aime, dit-on, la louange ; tous les poètes l’aiment, et ceux de son pays plus encore que d’autres. Qu’elle ne soit pour lui, du moins, qu’un encouragement bien intelligible à persévérer dans la voie où il l’a su conquérir ! qu’il travaille toujours ses vers ; qu’il les laisse venir naturels toujours. Le beau succès de l’Aveugle doit lui montrer ce qu’on gagne à des sujets que le pathétique et une certaine élévation épurent. C’est de ce côté que, l’âge venant, nous voudrions le voir de plus en plus se tourner. Il a, dans Béranger, son patron et son correspondant naturel, un bel exemple de modestie, de persévérance, et aussi de perfectionnement dans l’emploi du talent. Qu’il ne le perde point de vue ; et puisse-t-il arriver à vieillir, suivant ses souhaits, dans sa ville natale, poète toujours aimable, mais de plus en plus sérieux, touchant et honoré !


Sainte-Beuve