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LA PRESSE FRANÇAISE.

tive de M. Victor Cousin ; nous signalons seulement le travail de l’éditeur, car nous ne savons si les fragmens retrouvés d’Abélard méritaient la peine qu’on a prise pour les mettre au jour. Les libéralités ministérielles favorisent particulièrement l’érudition littérale et pédantesque. Sous prétexte de recueillir les matériaux d’une histoire nationale, on multiplie, par l’impression, des écrits oubliés dans la poussière des bibliothèques, et dédaignés long-temps par des hommes tout aussi capables que nous-mêmes d’en apprécier la valeur. Il nous semble qu’on accorde assez légèrement les ressources du budget pour les exhumations de ce genre, et que, par exemple, un examen réfléchi n’eût pas été favorable à la publication du Sic et Non, et de la Dialectique tronquée d’Abélard. Le premier de ces ouvrages, souvent cité par les historiens de la philosophie, avait usurpé une sorte de célébrité. On a cru long-temps que le sophiste du xiie siècle s’offrait à prouver le oui et le non en toutes matières religieuses, afin de conclure à un scepticisme absolu ; et cette supposition, assez naturelle d’après l’énoncé du titre, empêcha les bénédictins, possesseurs du manuscrit, de le comprendre dans leurs vastes recueils. Cette arme si redoutée, tant qu’elle resta dans l’ombre, est dans nos mains, et il se trouve qu’elle n’a pas la moindre portée. Le livre d’Abélard n’est qu’un arsenal d’érudition, un répertoire de sentences empruntées aux anciens pères, et groupées de manière à faire voir la dissidence de leurs opinions sur les principaux points théologiques ; mais, dans le prologue, il est déclaré formellement que ces contradictions ne sont qu’apparentes (contrariæ videntur), qu’elles s’expliquent par la forme d’enseignement des pères, qui s’adressaient le plus souvent à des esprits grossiers, et surtout par l’incertitude des textes, exposés aux altérations de l’ignorance et de la mauvaise foi. Il rappelle encore que les auteurs sacrés étaient individuellement sujets à l’erreur, et qu’il faut tenir compte de leurs rétractations. Ces principes de saine critique prouvent que l’intention du compilateur n’était pas hostile à la croyance générale. Le Sic et Non attaquait seulement l’abus qu’on pouvait faire de la tradition : il nous paraît dirigé contre ceux qu’on appelait alors doctores biblici et sententiarii, qui, ayant pour système de professer sans règle ni logique, et de s’en tenir, pour toutes preuves, à l’accumulation des textes sacrés, repoussaient la méthode rationnelle des scolastiques, comme une innovation dangereuse. Au reste, l’idée d’accorder la foi avec la raison, et de fonder un cours complet de science chrétienne, n’appartient pas exclusivement à Abélard : elle préoccupait toutes les têtes actives du même temps, et on la retrouve nettement exprimée par Guillaume, abbé de Saint-Thierry, celui-là même qui appela les sévérités de l’église sur les aberrations philosophiques du disciple d’Aristote. Dans une sorte de préface, adressée à saint Bernard, Guillaume rappelle que