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colosse de Kœnigsberg est-il salué avec enthousiasme dans le livre de M. Barchou. — C’est, dit-il, de ce coin de terre (Koenigsberg) qu’il résuma l’œuvre des siècles écoulés, qu’il embrassa la science d’un œil d’aigle, qu’il lança dans le monde son immense système, parole toute puissante, sorte de fiat lux merveilleux qui, des abîmes de l’intelligence humaine, devait faire sortir comme un monde nouveau. (T. ier, p. 237). — Sans partager ces exagérations, nous reconnaîtrons que Kant a rendu de grands services, et qu’il mérite une place honorable dans le petit groupe des hommes qui ont éclairé le chaos de la philosophie. Vers le milieu du xviiie siècle, le pédantisme et le paradoxe se trouvaient aux prises, et compromettaient les acquisitions de la science dans une mêlée sans dignité et sans bonne foi. Kant eut l’œil assez sûr et la main assez ferme pour séparer l’ontologie de l’idéologie. Il appliqua à cette dernière toutes les forces de son esprit, et résolut avec une subtilité rare un problème ainsi posé : Quelles sont les choses que je puis connaître ? La méthode et les résultats sont connus : c’est en étudiant le mécanisme interne de l’intelligence, en distinguant dans le monde extérieur la réalité essentielle des objets de l’apparence qui frappe nos sens, que Kant parvint à tracer les limites au-delà desquelles il n’y a plus pour nous de certitude absolue. Suivant lui, le cercle étroit et glacé demeure fermé à toutes les notions abstraites. L’existence de Dieu, la spiritualité de l’ame, l’unité ou la pluralité des substances, le commencement ou la fin probable du monde, la sanction des devoirs moraux, échappent à la démonstration solide. Ainsi, Kant combine un formidable instrument de logique, une machine qu’on peut mettre en jeu pour ou contre tout système. La nullité de la raison individuelle, rationnellement établie, conduit aussi bien le sceptique à repousser toute croyance, que l’orthodoxe à chercher hors de lui-même une autorité régulatrice. Au surplus, la philosophie s’est occupée jusqu’à la puérilité du problème de la certitude. Si nous sommes condamnés à l’ignorance sur beaucoup de choses, c’est qu’il nous est avantageux de ne les connaître pas. Soyons francs. Le don de voir la vérité sans voiles et sans ombres ne serait-il pas le plus funeste qu’on nous eût pu faire ? Supposons un instant que l’existence d’un dieu vengeur nous fût irrésistiblement prouvée ; l’homme pétrifié par la crainte perdrait aussitôt liberté et dignité : ou plutôt l’homme intelligent n’existerait plus, mais à sa place un automate auquel il serait impossible de ne pas faire le bien ; dès-lors, juste sans combats et vertueux sans mérites. Avant de déterminer ce que nous pouvons connaître, le sage devrait s’enquérir de ce qu’il nous est bon de connaître, et rechercher si, à défaut de certitude absolue, il n’y a pas pour nous une certitude suffisante en merveilleuse harmonie avec l’exercice de la liberté morale.