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DU THÉÂTRE MODERNE EN FRANCE.

mais le réalisme est aujourd’hui si populaire, qu’on ne saurait trop souvent le combattre. Ni l’histoire, ni la société contemporaine ne peuvent se montrer sur la scène sans interprétation. La vie humaine, prise en soi, n’est qu’une matière poétique et ne devient poème qu’en traversant la pensée d’Homère ou de Shakespeare. Nous insistons à dessein sur cette distinction, et nous espérons que le lecteur verra pourquoi. Ce n’est pas, de notre part, une obstination puérile, car cette distinction contient la réforme entière de la poésie dramatique. C’est pour avoir confondu la poésie et la réalité, la matière poétique et le poème, que le théâtre est aujourd’hui si malade. C’est pour avoir méconnu cette vérité, si simple qu’il y a presque de la naïveté à l’énoncer, que les poètes qui écrivent pour la scène voient chaque jour s’éloigner d’eux les intelligences élevées. Voyons maintenant quelle est la division naturelle des formes dramatiques, si la comédie et la tragédie sont des formes fausses et mesquines, si le drame est la seule forme vraie, la seule forme complète.

Si la tragédie, la comédie et le drame sont des formes vraies, chacune de ces formes doit se rapporter à un but distinct. Or, la tragédie, ramenée à son expression la plus générale, ne se propose-t-elle pas l’analyse et la peinture de la douleur morale, des passions qui agitent l’ame humaine, et qui la poussent au désespoir et au crime ? Nous ne croyons pas possible de nier cette définition. La tragédie, en effet, chez quelque nation qu’on la prenne, en Grèce, en Italie ou en France, n’a en vue que la passion. Le poète tragique sait très bien que la vie tout entière n’est pas faite de passion ; il sait très bien que l’ambition la plus ardente, l’amour le plus sincère, ne suffisent pas à remplir la trame entière d’une biographie. Mais il se voue à la peinture exclusive de la passion, et il trouve dans l’étude attentive de la souffrance, et des mouvemens tantôt variés, tantôt contradictoires, accomplis sur le théâtre de la conscience, une étoffe assez riche pour employer toutes les forces de son imagination, un thème assez fécond pour se prêter à tous les développemens de la pensée. Il circonscrit volontairement le champ de ses investigations : il ne prétend pas embrasser d’un regard toutes les faces de l’ame humaine ; mais dans le champ où il s’enferme, sur la face de l’ame qu’il étudie et qu’il s’efforce de reproduire à l’exclusion de toutes les autres, il décou-