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Il y a donc entre Sophocle et Shakespeare une étroite parenté. Le roi du théâtre antique et le roi du théâtre moderne, bien que fondateurs de deux dynasties, appartiennent donc à la même famille. Or, quelle est cette famille ? N’est-ce pas la famille humaine ? De ce que cette vérité frappe les yeux les moins clairvoyans, il ne faut pas conclure l’inutilité de la conclusion à laquelle nous arrivons ; car il sera toujours sage de préférer l’évidence scientifique à l’évidence d’intuition. À se contenter de la vérité aperçue, sans essayer de la décomposer et d’en dénombrer les élémens, l’esprit perd la faculté de féconder les idées acquises. C’est à la seule réflexion aidée de la parole, à l’analyse patiente et déliée, qu’il appartient de découvrir les secrets cachés dans les entrailles d’une vérité, quelle qu’elle soit. Or, l’humanité de Sophocle et de Shakespeare, sérieusement interprétée, renferme un sens profond ; le caractère commun au poète grec et au poète anglais peut servir à juger les tentatives dramatiques de la génération nouvelle, et à prévoir les conditions auxquelles s’accomplira la véritable réforme du théâtre. Si Shakespeare, en effet, n’équivaut ni à la négation ni à la réfutation de Sophocle, si le génie anglais et le génie grec ont une majesté de même origine, il est hors de doute que la réforme dramatique, pour être légitime et durable, ne devra pas proclamer l’apothéose d’Hamlet en haine et en mépris d’Œdipe roi. Si la beauté tragique devant laquelle s’agenouillait le peuple d’Athènes, se compose des mêmes élémens que la beauté dramatique applaudie par la cour d’Élisabeth, la raison veut que la réforme ne se montre pas moins impartiale que l’histoire. Quelle que soit l’originalité des novateurs, ils ne pourront jamais méconnaître impunément une partie du passé ; car ce n’est qu’en embrassant d’un regard patient et paisible tous les anneaux de la tradition, qu’ils arriveront à comprendre la voix de ces illustres aïeux. Une fois résolus à l’impartialité, ils oublieront les différences de la tragédie grecque et du drame anglais, pour affirmer comme nous l’identité humaine de Sophocle et de Shakespeare.

Cette affirmation ne sera pas stérile ; elle résoudra victorieusement toutes les questions que la réforme a posées. Non que je prétende lire dans l’histoire du théâtre le programme entier de la réforme dramatique ; mais les conseils renfermés dans cette affirmation n’ont pas moins de valeur qu’un programme. Si Shakespeare