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MAUPRAT.

s’il eût été là ; c’est donc comme si je l’avais fait. Savez-vous que si je l’avais fait, et que j’eusse échoué, il n’y aurait pas eu à la Roche-Mauprat de supplice assez cruel et assez lent pour me punir à petit feu de cette trahison ? J’ai juré assez haut, on peut l’avoir entendu. Ma foi ! je ne m’en soucie guère, et je ne tiens pas à vivre deux jours de plus ou de moins ; mais je tiens à vos faveurs, ma belle, et à n’être pas un chevalier langoureux dont on se moque. Allons, aimez-moi tout de suite, ou, ma foi, je m’en retourne là-bas, et si je suis tué, tant pis pour vous. Vous n’aurez plus de chevalier, et vous aurez encore sept Mauprat à tenir en bride. Je crains que vous n’ayez pas les mains assez fortes pour cela, ma jolie petite linote.

Ces paroles que je débitais au hasard, et sans y attacher d’autre importance que de la distraire pour m’emparer de ses mains ou de sa taille, firent une vive impression sur elle. Elle s’enfuit à l’autre bout de la salle, et s’efforça d’ouvrir la fenêtre ; mais ses petites mains ne purent seulement en ébranler le châssis de plomb aux ferrures rouillées. Sa tentative me fit rire. Elle joignit les mains avec anxiété, et resta immobile ; puis tout à coup l’expression de son visage changea, elle sembla prendre son parti et vint à moi, l’air riant et la main ouverte. Elle était si belle ainsi, qu’un nuage passa devant mes yeux, et pendant un instant je ne la vis plus.

Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise comment elle était habillée. Elle ne remit jamais ce costume depuis cette nuit étrange, et pourtant je me le rappelle minutieusement. Il y a long-temps de cela ; eh bien ! je vivrais encore autant que j’ai vécu, que je n’oublierais pas un seul détail, tant j’en fus frappé au milieu du tumulte qui se faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des coups de fusil qui battaient le rempart, des éclairs qui sillonnaient le ciel, et des palpitations violentes qui précipitaient mon sang de mon cœur à mon cerveau, et de ma tête à ma poitrine.

Oh ! qu’elle était belle ! Il me semble que son spectre passe encore devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je, avec le costume d’amazone qu’on portait dans ce temps-là. Ce costume consistait en une jupe de drap très ample ; le corps serré dans un gilet de satin gris de perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille ;