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ner, il ne lui manquait plus que des spectateurs. Son fidèle Achate parvint à en amener un. C’était un joli enfant, modeste et timide, qui donnait les meilleures espérances. L’auteur de tant de drames, de tant de comédies, alla au-devant de lui comme un candidat à la députation va au-devant de l’électeur dont il brigue le suffrage, comme un écrivain au-devant du critique, comme un professeur abandonné au-devant de l’unique auditeur qui persiste à suivre ses cours. Il le fit asseoir à la place d’honneur ; il l’embrassa sur les deux joues, et lui mit une orange à la main. Puis il commença son rôle avec une verve qu’il ne s’était jamais sentie jusque-là. Mais hélas ! le spectateur mangea l’orange, s’endormit, et ne se réveilla qu’à la dernière scène, au moment où les trois acteurs gisaient sur le parquet, égorgés l’un par l’autre.

Cette injure faite à son talent ne découragea point le poète. Il se remit à écrire, et il s’appliqua à perfectionner l’art de la représentation. Il était tout à la fois poète, acteur, régisseur, directeur et souffleur. Il enfantait chaque matin un drame, et chaque soir il le portait sur la scène. Son maître d’école lui disait en riant : Œhlenschlœger, tu es un plus grand poète que Molière. Il lui fallait au moins six semaines pour composer une pièce, et toi tu peux, en vingt-quatre heures, en composer une, la faire apprendre, la mettre en répétition et la jouer.

Cependant il avait quitté son école d’enfant pour entrer à la Realskule. Le temps vint où il dut se déterminer à faire choix d’une carrière. Il avait conservé ses goûts de théâtre : il se fit acteur ; mais il ne tarda pas à comprendre que cette vie d’acteur n’était ni aussi riante, ni aussi poétique qu’il se l’était imaginé, et il la quitta pour étudier le droit. Son maître était M. Œrsted, qui est devenu l’un des jurisconsultes les plus célèbres du Danemark. Avec un tel homme pour guide, Œhlenschlœger n’aurait pas manqué de faire de grands progrès, si son ame n’avait pas toujours été plus dévouée à la muse de la poésie qu’à la muse de la science. Il déroulait d’une main nonchalante les recueils d’ordonnances, et si, au milieu de ses recherches, le souvenir d’un drame lui revenait à l’esprit, si l’harmonie d’un vers résonnait à son oreille, adieu les articles de lois, adieu le vieux codex. La balance de l’imagination l’emportait ; l’étudiant secouait ses ailes, le jurisconsulte redevenait poète.