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Le style anglais est devenu tour à tour plus méthodique ou plus hardi. Blair, à la fin du dernier siècle, rapprochant sa phrase de la logique rigoureuse de Condillac, trouvait beaucoup à reprendre dans la diction facile d’Addison. Mais ce style froid et raide de Blair, dans sa forme cosmopolite et demi-française, approche-t-il de la langue expressive et indigène du Spectateur ? et la pompe de Johnson, ou, de nos jours, la verve inégale et les exagérations fantastiques d’Hazlitt ne sont-elles pas bien loin de cette raison supérieure et fine ? Laissons donc à Addison la gloire d’avoir été moraliste ingénieux, critique spirituel et sensé, surtout excellent écrivain : c’est beaucoup pour une vie partagée entre la politique et les lettres.

Telle n’a pas été la vie de Pope ; jamais vocation ne fut plus uniformément littéraire. Fils d’un père catholique qui, en 1688, avait quitté le commerce et Londres pour aller vivre à Benfield, dans la forêt de Windsor, sur un fonds de 20,000 guinées qu’il emportait avec lui, Pope ne prit jamais part aux affaires publiques. Élevé au milieu des livres, avec un instinct poétique qui s’éveilla dès l’enfance, il n’eut jamais d’autre occupation sérieuse que les vers. Si des impressions de famille et d’illustres amitiés l’attachaient aux tories, sa vie n’en fut pas moins exempte de passions politiques, et tourmentée seulement par les haines littéraires.

À douze ans, il avait composé quelques stances pures et gracieuses sur la solitude ; à seize ans, ses élégantes églogues, auxquelles il ne manquait rien que la simplicité des champs, et l’émotion de la nature ; à vingt ans, le poème sur la Critique, écrit dans le style d’Horace ; puis la belle églogue du Messie, empruntée de Virgile et d’Isaïe ; la Boucle de cheveux enlevée, badinage d’une imagination si brillante et si coquette ; enfin, l’Épître d’Héloïse, où la perfection de l’art simule tout le désordre de la passion. Jamais poète ne sut atteindre si jeune au plus haut degré de son art. À la mort de la reine Anne, il était, à vingt-cinq ans, le premier poète de l’Angleterre, de l’aveu même du jaloux Addison.

Alors, averti sans doute par une voix intérieure que la gloire des grandes compositions originales lui était refusée, il entreprit la traduction en vers de l’Iliade. On sait quel en fut le succès. Au temps où La Motte s’efforçait de rapetisser Homère dans sa traduction, les beaux vers de Pope donnèrent au vieux récit de la