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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

même ? Ce hardi moqueur languit les dernières années de sa vie comme un véritable Snulbrug, abruti sous les maux du corps, et mourut imbécile. Mais n’anticipons pas sur ce triste avenir, et voyons encore Swift dans l’éclat de son génie, appelé à Londres par Bolingbroke, qui espérait l’associer à sa polémique, et par Pope, qui veut lui lire ses vers.

Swift jouit quelque temps de cette réunion et de la célébrité nouvelle que lui donnaient, à Londres, son Gulliver et l’opposition qu’il avait faite en Irlande. Les trois amis se voyaient souvent. L’homme d’état mécontent reprenait ses vastes études d’histoire et de pyrrhonisme. Le poète recueillait des idées qu’il ornait d’images pour son Essai sur l’Homme, et le philosophe, si l’on doit donner ce nom à Swift, songeait tristement qu’il n’aurait plus de ministres à conseiller ou à défendre, et qu’il lui faudrait bientôt retourner en Irlande. Ces trois hommes, comblés des dons du génie, étaient-ils heureux ? Non, sans doute ; mais ils offraient une réunion de talens bien rare dans l’histoire des lettres, et devant laquelle on aime à s’arrêter. Rien n’égalait l’abondance de vues, la chaleur soudaine, la parole heureuse de Bolingbroke ; mais cette éloquence qui eût dominé le parlement, il l’exhalait en thèses métaphysiques dans les petites allées du jardin de Twickenham. Swift repartit pour aller assister aux derniers momens de cette Stella dont il avait été si tendrement aimé. Bolingbroke publia des lettres politiques, et appuya de ses écrits l’opposition que l’éloquent Pulteney dirigeait, dans la chambre des communes, contre l’heureux Walpole. Pope, aussi mécontent des critiques et des libraires que Bolingbroke l’était des ministres, se mit à composer sa Dunciade.

Autour de ces hommes illustres se réunissaient d’autres noms moins célèbres dans les lettres : Gay, poète correct et pur, auteur de fables assez froides, et d’un célèbre opéra, le Mendiant, applaudi pour la hardiesse démocratique plus que pour la poésie ; Arbuthnot, critique plein de goût ; Congreve, devenu oisif, depuis qu’il était riche ; Thompson, arrivé d’Écosse, pauvre et sans appui, avec le plus beau chant du poème des Saisons ; Young, faisant des tragédies médiocres et de pompeuses dédicaces, sans soupçonner encore la profondeur de tristesse et de poésie que l’âge et le malheur devaient révéler en lui.