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mières années, et pourquoi je courais le monde sous le nom de Lélio, faisant passer en secret de l’argent à ma famille, lui écrivant avec précaution, et ne lui révélant même pas quels étaient mes moyens d’existence, de crainte qu’en correspondant avec moi, elle ne s’attirât trop ouvertement l’inimitié des familles chioggiotes que la mort de mon agresseur avait plus ou moins aigries.

Mais comme un reste d’accent vénitien trahissait mon origine, je me donnais pour natif de Palestrina, et la Checchina avait pris l’habitude de m’appeler tour à tour son pays, son cousin et son compère.

Grace à mes soins et à ma recommandation, la Checchina acquit rapidement un très beau talent, et, à l’époque de ma vie dont je vous fais le récit, elle venait d’être engagée honorablement dans la troupe de San-Carlo.

C’était une étrange et excellente créature que cette Checchina : elle avait singulièrement gagné depuis le moment où je l’avais ramassée pour ainsi dire sur le pavé ; mais il lui restait et il lui reste encore une certaine rusticité qu’elle ne perd pas toujours à point sur la scène, et qui fait d’elle la première actrice du monde dans les rôles de Zerlina. Dès-lors elle avait corrigé beaucoup de l’ampleur de ses gestes et de la brusquerie de son intonation ; mais elle conservait encore assez pour être bien près du comique dans le pathétique. Cependant, comme elle avait de l’intelligence et de l’ame, elle s’élevait à une hauteur relative, dont le public ne pouvait pas lui savoir tout le gré qu’elle méritait. Les avis étaient partagés sur son compte, et un abbé disait qu’elle frisait le sublime et le bouffon de si près, qu’entre les deux il ne restait plus assez de place pour ses grands bras.

Par malheur, la Checchina avait un travers dont ne sont pas exempts du reste les plus grands artistes. Elle ne se plaisait qu’aux rôles qui lui étaient défavorables, et, méprisant ceux où elle pouvait déployer sa verve, sa franchise et son allégresse pétulante, elle voulait absolument produire de grands effets dans la tragédie. En véritable villageoise, elle était enivrée de la richesse du costume, et s’imaginait réellement être reine quand elle portait le diadème et le manteau. Sa grande taille bien découplée, son allure dégagée et quasi-martiale, faisaient d’elle une magnifique statue lorsqu’elle était immobile. Mais à chaque instant le geste exagéré trahissait la jeune barcarole ; et quand je voulais l’avertir en scène de se modérer, je lui disais tout bas : Per Dio, non vogar, non siamo qui sull’Adriatico.

Si la Checchina avait été ma maîtresse, c’est ce qu’il vous importe peu de savoir, je présume ; je puis affirmer seulement qu’elle ne