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PENSÉES D’AOÛT.

dictoires, il doit désespérer d’être compris, et n’a pas le droit d’accuser l’inattention du lecteur. Quant aux lois de la syntaxe, elles n’ont pas moins d’importance que le sens des mots et l’analogie des images ; car la syntaxe, comme l’indique si nettement l’étymologie grecque, est aux mots, c’est-à-dire aux pensées représentées par les mots, aux images, c’est-à-dire aux sentimens figurés par les images, ce que la stratégie est aux soldats d’une armée. À ne consulter que le sens primitif des deux expressions, la syntaxe et la stratégie ne sont qu’une seule et même chose. Ordonner les mots selon les lois de la grammaire, ou ranger une armée en bataille selon les lois de la tactique ; combiner, en vue d’un but déterminé, des élémens, hommes ou mots, qui, livrés à eux-mêmes, disposés fortuitement, n’auraient pas la centième partie de la puissance que le grammairien et le tacticien leur donnent, n’est-ce pas toujours appliquer la syntaxe ? Si la stratégie signifie la conduite des armées, la syntaxe ne signifie pas autre chose que la conduite des mots. Or, dans les questions militaires, comme dans les questions grammaticales, que serait la conduite sans l’ordonnance ? Que M. Sainte-Beuve relise attentivement la dernière pièce de son nouveau volume, et qu’il voie combien de fois il lui est arrivé, dans une période de quinze vers, d’entremêler, pour l’expression d’une même pensée, dans un membre de phrase régi par une conjonction unique, les divers temps d’un verbe, d’employer tantôt l’indicatif, tantôt le subjonctif. Puisque la violation de la syntaxe mène à l’obscurité, le poète ne doit pas oublier un seul instant les lois de la syntaxe, car la clarté n’est pas moins nécessaire dans la poésie que dans la science. La clarté dans un théorème de géométrie donne la joie de l’évidence ; dans un récit, dans une élégie, dans une ode, l’évidence, en prenant un autre nom, ne change pas de nature ; elle s’appelle sympathie ; mais il n’y a pas de sympathie possible pour des sentimens mal compris. C’est pourquoi nous engageons M. Sainte-Beuve à diriger tous ses efforts vers la clarté. Il a des pensées élevées, des sentimens vrais ; mais pour être estimé ce qu’il vaut, il faut qu’il cesse de voiler ce qu’il sent et ce qu’il pense ; à ce prix il aura, dès qu’il voudra, la gloire et la popularité qu’il mérite.


Gustave Planche.