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SIEYES.

convenait lui-même : « Je sais, disait-il, que de pareils principes vont paraître extravagans à la plupart des lecteurs. Mais, dans presque tous les ordres de préjugés, si des écrivains n’avaient consenti à passer pour fous, le monde en serait aujourd’hui moins sage. La vérité ne s’insinue que lentement dans une masse aussi grande que l’est une nation. Ne faut-il pas laisser aux hommes qu’elle gêne le temps de s’y accoutumer ; aux jeunes gens qui la reçoivent avidement, celui de devenir quelque chose ; et aux vieillards, celui de n’être plus rien ? En un mot, veut-on attendre pour semer le temps de la récolte ? Il n’y en aurait jamais[1]. »

Mais ses idées allèrent plus vite et pénétrèrent plus profondément qu’il ne semblait le croire. Elles servirent alors de ralliement à l’opinion, et, plus tard, de modèle aux réformes.

Le doublement du tiers-état fut décidé, et les bailliages furent appelés à envoyer des députés aux états-généraux, que le gouvernement convoqua pour le mois de mai 1789. Sieyes, après avoir dirigé l’opinion, et avant de conduire les états-généraux, rédigea, pour guider les électeurs dans leurs choix et dans leurs cahiers, un plan de délibérations à prendre par les assemblées de bailliage qui contenait la révolution. Les électeurs de Paris décidèrent, conformément à ses conseils, que leurs suffrages ne se porteraient ni sur un noble ni sur un prêtre. Ils avaient vingt députés à nommer. Après en avoir choisi dix-neuf, ils rapportèrent leur arrêté pour élire Sieyes.

Les difficultés qu’il avait prévues entre les ordres se présentèrent au début même des états-généraux. Comme il les attendait, il les trancha. Il avait sur les autres membres des communes l’ascendant de la réputation, et l’avantage d’une pensée nette et d’un but précis. Aussi fut-il l’ame de leurs délibérations. Les deux premiers ordres ayant refusé, pendant près d’un mois, de se réunir au troisième pour vérifier les pouvoirs en commun, il proposa de couper le câble qui retenait encore le vaisseau au rivage[2]. Il fit décréter la vérification des pouvoirs, tant en l’absence qu’en la présence des députés privilégiés ; il décida les communes, ainsi qu’il l’avait écrit une année auparavant, à se constituer en assemblée na-

  1. Qu’est-ce que le tiers-état ? chap. vi et dernier.
  2. Opinions et vie de Sieyes, pag. 116.