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REVUE. — CHRONIQUE.

dans sa politique ses anciennes habitudes de critique littéraire. C’était lui qui, au milieu de ses amis et de ses collaborateurs, se chargeait avec empressement des agressions les plus vives et des exécutions les plus impitoyables. La tribune ne l’a pas adouci, on l’a vu cette année rapporter de la campagne un factum d’une amertume longuement élaborée et distribuée à tous avec une édifiante impartialité. On est tombé d’accord de toutes parts qu’il est impossible d’assembler dans un seul discours plus d’élémens de discorde, plus de dissolvans. Beaucoup de membres de cette bonne vieille majorité, dont M. de Hauranne a vanté les beaux jours écoulés, se sont plaints hautement de tant d’imprudence et de colère. On disait aussi que si la majorité de M. Guizot était une bonne vieille, c’était tant pis pour elle, car d’ordinaire les bonnes vieilles n’ont pas très long-temps à vivre.

Hier la chambre a passé de la discussion générale au vote des paragraphes. M. Odilon Barrot a proposé cette phrase additionnelle : « Le repos de l’Europe ne sera jamais plus fortement garanti que quand il sera fondé sur le respect des droits consacrés par les traités, et parmi ces droits la France ne cessera de mettre au premier rang ceux de l’antique nationalité polonaise. » L’honorable orateur a déclaré qu’il ne croyait pas nécessaire de développer ce paragraphe, qui a figuré jusqu’à présent dans toutes les adresses à la couronne. Profond silence sur les bancs du ministère. Le paragraphe a été mis aux voix sans discussion. Le centre gauche et la gauche, quelques membres du centre droit et des sections intérieures se sont levés pour l’adoption. Le reste de la chambre, y compris les ministres députés, se sont levés contre. Après deux épreuves déclarées douteuses, la chambre a passé au scrutin secret, dont le dépouillement a donné 189 boules blanches, 181 boules noires. En conséquence, le paragraphe a été adopté. M. Odilon Barrot a montré un grand tact en s’abstenant de tout développement : il a élevé sa proposition à la hauteur d’une tradition politique dont la chambre ne pouvait s’écarter sans péril et sans honte. Ce vote de la chambre est une protestation éclatante contre toute politique qui tendrait à rompre la solidarité morale de l’Europe constitutionnelle. Reproduire dans l’adresse à la couronne le nom, les souvenirs et les droits de la Pologne, c’est dire à la Russie que la France entend maintenir l’intégrité de son génie démocratique et de ses espérances ; c’est rendre plus saillantes les antipathies qui séparent la cause de la liberté européenne des prétentions de l’absolutisme russe. Sur une question si grave, le ministère a cru pouvoir garder le silence ; il n’a pas parlé, mais il a voté contre le paragraphe, et il a eu contre lui une majorité de huit voix. Il est impossible de prêter à des tendances anti-nationales de plus piteux dehors de poltronnerie et de mauvaise honte. Placé entre la Russie et l’Angleterre, le ministère n’a pas osé donner à M. de Pahlen le déplaisir d’une adhésion aux vœux exprimés pour la Pologne, et il a craint de mécontenter outre mesure l’Angleterre et le cabinet whig, s’il combattait ouvertement la motion de M. Barrot. Il s’est donc réfugié dans le silence ; mais ce triste expédient ne l’a pas sauvé d’une défaite.