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qu’il a retardé trois ans de le prendre de peur qu’il n’eut pas assez de chances pour le conserver, M. Guizot l’aime tant, lui (je parle du pouvoir et non de M. Molé), qu’il n’hésite jamais à s’en saisir dès qu’il le peut, et à entrer dans un ministère, n’importe comment. Il faudrait avoir soi-même bien peu d’élévation dans l’esprit pour ne pas reconnaître en M. Guizot un homme supérieur. Il n’a cherché dans l’exercice du pouvoir, il n’y a trouvé ni la richesse ni les honneurs, et cette justice, je me plais à la lui rendre, ainsi qu’à M. Thiers ; car dans quel pays de l’Europe trouver, je vous prie, deux hommes qui aient été si long-temps à la tête de l’administration, du gouvernement pour mieux dire, et qui se soient retirés comme eux sans hautes dignités, sans titres et sans de grandes et lucratives fonctions ? Mais M. Guizot se dédommage par le pouvoir seul. À le regarder tel qu’il est, comme un homme droit et désintéressé, on se laisse aller volontiers à l’idée du sage aux affaires, qui a médité vingt ans comme Hobbes, rêvé un état politique comme Bacon, et qui se remet chaque fois à l’œuvre, avec la patience de l’abeille, pour ajouter quelques cellules à sa monarchie ou à sa république, et la cimenter peu à peu. Mais non ; le désintéressement de M. Guizot va jusqu’à l’abandon de ses propres principes, il lui suffit d’être ministre ; alors il règne, mais il ne gouverne pas. Loin de là, il se laisse presque entièrement gouverner par d’autres ; il subit plusieurs maîtres, les uns d’en haut et les autres d’en bas, et tout son talent, toute l’activité de son esprit, tout ce qu’il y a dans cette tête d’intelligence, de force et de pensée, est employé à mettre d’accord ces deux influences, souvent si opposées. De là la faiblesse et la crainte qu’il éprouve dès qu’il s’agit de monter le second degré du pouvoir, et de se placer sans façon au faîte. C’est l’embarras d’Iccius : Quid volit et possit rerum concordia discors ?

Aussi, M. Guizot, qui entre si naturellement et avec si peu d’efforts dans un cabinet, ne se trouve bien à l’aise que dans son département de l’instruction publique. Son ambition s’arrête là. Il fut donc satisfait quand M. Molé lui proposa de reprendre son ancien portefeuille, et il se réserva seulement de placer un de ses adhérens au ministère de l’intérieur, et de le faire surveiller par un de ses intimes qu’il mit près de lui. M. de Gasparin fut chargé de