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DE LA DÉMOCRATIE ET DE LA BOURGEOISIE.

majorité numérique ? marchons-nous vers une organisation sociale fondée, non plus sur l’admissibilité, mais sur l’admission de tous à la propriété ? inclinons-nous enfin vers le régime américain dans ses deux conditions essentielles : l’égalité morale et l’absence du prolétariat ?

L’idée du gouvernement par l’intelligence semble l’idée fixe de l’Europe. Elle fut dogmatiquement proclamée durant le cours du XVIIIe siècle, pour miner la hiérarchie fondée sur la conquête ; et, lorsqu’en 89, le tiers-état parut sur la scène politique, il argua moins encore de son nombre que de ses lumières. Or, quoique l’aristocratie de naissance soit à jamais éteinte parmi nous, n’est-il pas manifeste que la division des diverses couches sociales, selon le degré plus ou moins élevé de leur culture intellectuelle, est aussi profonde, aussi comprise que jamais ? Si certains faits paraissent aller à l’encontre de celui-là, je suis loin de leur attribuer l’importance qu’on leur accorde d’ordinaire. En admettant, par exemple, que l’instruction primaire devienne l’état normal de l’universalité, je ne vois pas comment elle comblerait jamais la distance qui sépare ceux pour lesquels cette instruction n’est guère qu’un instrument de travail de plus, de la classe pour qui l’instruction littéraire est à la fois un haut exercice pour la pensée et une source de jouissance pour l’ame.

Savoir lire est une fort bonne chose sans doute ; mais le difficile est de trouver le temps de lire, lorsqu’on doit consacrer ses longues journées à des travaux matériels pour sustenter péniblement une famille, et lorsque l’entretien de cette famille est le but à peu près exclusif du travail. Tant que la majorité de l’espèce humaine sera contrainte, du lever au coucher du soleil, d’arroser la terre de ses sueurs, ou de passer ses jours à l’atelier, pour arrondir des têtes d’épingles, il paraît difficile de croire à ce nivellement des intelligences, sans lequel la souveraineté du peuple restera toujours pour l’Europe une idée anti-civilisatrice.

Qui, dans ses rêves, n’a pas quelquefois aimé à saluer de loin un meilleur jour, qui ne s’est pas bercé de la poétique espérance que des agens nouveaux et des applications encore inconnues de la science pourront délivrer l’homme de ce poids du travail manuel qui pèse sur sa pensée et la comprime, comme l’arrêt d’une condamnation fatale ? Mais si les utopies sont dangereuses, c’est sur-