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frappent au hasard et impunément patriciens et plébéiens, alliés et ennemis ; et comme l’exécration unanime poursuit le monstre, on ne comprend plus par quel prestige il se soutient au pouvoir. On ne s’explique pas davantage pourquoi l’auteur a substitué à Césonie, figure assez intéressante dans l’histoire, Messaline, dont le nom seul était fait pour effrayer les spectateurs. Sa luxure est loin d’être un ressort indispensable de la conjuration ; et, à vrai dire, l’auteur l’a réduite aux mesquines proportions d’un de ces personnages de mélodrame, qui devinent les secrets de chacun, et devant qui toutes les portes s’ouvrent comme par enchantement. Cette Messaline, qui a surpris les sens de Caligula par des philtres, qui est réellement toute-puissante dans le palais des Césars, a-t-elle grand intérêt à l’élévation de Claude, qui, dans la pièce ne nous est pas présenté comme son mari ? En tous cas, ne serait-il pas plus sûr et plus facile pour elle d’empoisonner la coupe qu’elle présente à l’empereur dans ses orgies, que de solliciter le poignard de Chœréa, qu’elle n’aime pas, puisqu’elle le sacrifie à la fin de la pièce ? Et Chœréa lui-même se peut-il concevoir après la métamorphose qu’il a subie dans le drame ? Le tribun, dans la réalité, devait avoir environ soixante ans, puisqu’il était déjà centenier à l’avènement de Tibère. Son dévouement à la cause des empereurs lui a mérité le poste de confiance qu’il occupe auprès d’eux, et il ne songe à conspirer que du jour où la mauvaise humeur du maître lui fait craindre pour sa sûreté personnelle. Substituez à cet égoïste vulgaire, un Romain fidèle à l’ancien culte de la patrie, et les énigmes se multiplient. Pourquoi se prête-t-il lâchement à des caresses infâmes ? Il n’a pas besoin de Messaline pour atteindre Caligula, puisqu’il est lui-même attaché à sa personne. Chœréa nous semble aussi coupable d’avoir différé pendant quatre ans son généreux projet, et insensé d’en confier l’exécution à un esclave qu’il vient d’acheter, et dont il ne peut apprécier la fidélité. Celui des conjurés qui frappa le coup mortel n’a prêté que son nom au Gaulois de la tragédie. Aquila est un personnage d’invention, neuf au théâtre, et conçu dans le véritable esprit de l’histoire ; son entrée en scène est toujours annoncée dans la salle par un frémissement d’intérêt. La figure de Stella est chaste et gracieuse, quoique un peu pâle. Pour en faire une chrétienne, l’auteur a dû fausser les indications chronologiques, et s’emparer d’une de ces fables religieuses qui eurent cours pendant le moyen-âge, et que le clergé lui-même a repoussées depuis. On regrette que le christianisme de Stella ne soit pas devenu un des ressorts de l’action, et qu’il n’ait fourni que des lieux communs empruntés à cette mythologie religieuse qui est en faveur aujourd’hui. La conversion d’Aquila paraît également incomplète : les premiers chrétiens ne se vengeaient pas de leurs persécuteurs par l’assassinat ; ils marchaient au martyre.

Il y a deux manières de constituer le drame historique. Le plus souvent, on imagine une de ces fables qui n’ont de modèles que dans les annales du théâtre. On combine des évolutions assez multipliées pour tenir le spectateur en haleine ; chaque personnage prend ensuite le ton de son époque, et de son pays, en s’appropriant les mots célèbres, en paraphrasant les chroniques et les documens connus. L’érudition ainsi plaquée est inintelligible pour les ignorans, et sans attraits pour ceux qui savent : l’histoire fait place à une anecdote de pure fantaisie. Les figures historiques, entraînées violemment dans les détours d’une intrigue, n’ont pas le temps de se poser franchement ; elles n’obéissent plus à cette logique instinctive qui préside à l’enchaînement des actions humaines, et à laquelle se mesure toujours la vraisemblance théâtrale.