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ainsi dire. Ainsi, Charles-le-Téméraire, qui déploya un des derniers les qualités et les défauts du caractère chevaleresque, les puisait dans une lecture assidue des romans de chevalerie ; son rival, Louis XI, n’en lisait pas, il lisait son temps. Cette chevalerie, puisée dans les livres, est celle que persifla Cervantes ; c’est grace à de pareilles lectures que le pauvre chevalier de la Manche avait forgé ses chimères.

Au moyen-âge, la chevalerie n’appartient pas à un pays européen en particulier, mais à tous ; elle dépasse même l’Europe, et se retrouve partout où les chrétiens ont porté leurs pas et leurs armes, en Syrie et en Palestine, à Athènes et à Constantinople. Il n’en est pas moins vrai qu’une portion de l’Europe a été le théâtre d’un développement plus complet des sentimens et des mœurs chevaleresques : c’est le midi de la France. Dans les pays de langue provençale, la chevalerie a eu ses doctrines plus précisées, plus arrêtées ; elle a été plus complètement organisée en un système régulier que partout ailleurs. Là aussi, elle a eu plutôt une poésie savante et raffinée, la poésie des troubadours. Dès le commencement du xiie siècle, Marcabrus exprime déjà dans ses chansons les thèmes de galanterie qui ont été développés depuis à l’infini ; tout prouve que ces thèmes avaient été traités avant lui, et qu’ils étaient déjà lieux communs de son temps.

Cette science amoureuse, cultivée et perfectionnée dans les pays de langue provençale, avait, comme une véritable science, sa terminologie, sa nomenclature. La théorie des sentimens chevaleresques a été habilement analysée et exposée par M. Fauriel dans son cours sur la poésie des troubadours. Le principe de toute chevalerie, dans les doctrines provençales, c’était ce qu’on appelait le joy, mot dont le sens était fort différent de ce que nous entendons par joie, et qui exprimait plutôt l’exaltation amoureuse, principe de toute grande et belle chose. Il faut connaître cette acception donnée alors à ce mot joy pour se rendre compte de plusieurs faits et de plusieurs étymologies. Ainsi, dans le code espagnol, la joie est recommandée comme un devoir aux chevaliers ; on ne leur prescrit pas pour cela d’être toujours d’humeur réjouie, mais d’ouvrir leur ame à cette exaltation, à cet enthousiasme, d’où naissent les grandes choses ; c’est en ce sens que l’épée de Charlemagne s’est appelée joyeuse, de là vient que le mot italien un tristo veut dire un homme mauvais, presque un scélérat, le contraire de joyeux, c’est-à-dire de brave, d’exalté. Dans la doctrine provençale, il y avait des distinctions, des grades parfaitement séparés, et par lesquels il fallait passer successivement. On était d’abord feignaire, hésitant, puis prégaire, priant, entendaire, écoutant,