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LETTRE À M. LERMINIER.

D’abord, pour nous entendre sur le fond, il est bon de nous entendre sur les mots.

Vous reconnaissez, je pense, avec nous, qu’aujourd’hui n’existe réellement, que deux classes dans la société française, la bourgeoisie et le peuple.

Or, qu’est-ce que la bourgeoisie et le peuple ?

Pour l’un, formulant la définition qui ressort du livre de M. de La Mennais, nous dirons : Le peuple est tout ce qui ne possède que par son travail et relativement à son travail, — et, pour l’autre, déduisant la seconde définition de la première : — La bourgeoisie est tout ce qui possède sans travail ou au-delà de son travail.

Pour faire passer le peuple de l’extrême misère à l’extrême grandeur, il faudrait créer en sa faveur une prédominance complète sur la bourgeoisie, et l’on ne pourrait livrer exclusivement le gouvernement au peuple, sans le constituer par cela même en aristocratie. Or, je demande si l’on peut imaginer une aristocratie démocratique. En admettant même comme possible la réalisation de ce non-sens, il faudrait, pour y arriver, déplacer complètement les bases de la société ; et le Livre du Peuple recommande expressément de n’attenter en rien à la propriété.

M. de La Mennais ne demande donc point pour le peuple la supériorité politique, mais l’égalité. Il ne veut pas que le peuple opprime la bourgeoisie, mais l’absorbe ; qu’il confisque à son profit le gouvernement, mais qu’il y participe.

Et comment y participer ? En masse et immédiatement ? Mais cela est impossible ? Si vous mettez le pouvoir aux mains du peuple, tout ce concours de volontés divergentes, de pensées incohérentes, de projets insensés, produira le désordre, l’anarchie, etc., etc.

En vérité, c’est prêter au génie un raisonnement indigne de la plus lourde médiocrité, que de lui supposer des combinaisons qui amèneraient de pareils résultats. Ce que veut M. de La Mennais, ce que veulent tous les démocrates tant soit peu intelligens, c’est l’intervention médiate du peuple dans le gouvernement. Où est l’homme assez fou pour dire que la misère et l’ignorance sont des titres à la puissance, et que le pauvre ouvrier, qui ne connaît que le maniement de son outil, soit plus propre à gouverner la société que l’homme nourri dans toutes les spéculations de la philosophie et de la politique ? Qui songe à demander que chacun ait maintenant un droit égal et une part égale à la gestion des affaires ? On ne réclame qu’une chose, c’est la possibilité pour chacun de faire entendre ses désirs et ses be-