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termes. Elle prend sous son patronage une théorie dont elle n’a jamais eu ni le loisir ni la volonté de comprendre la vraie signification. C’est de sa part une étourderie dont nous aurions tort de nous exagérer l’importance et l’autorité ; quelle que soit, en effet, notre déférence pour l’opinion de la multitude, toutes les fois que la multitude est compétente, c’est-à-dire suffisamment éclairée, nous avons le droit de ne tenir aucun compte de cette opinion toutes les fois que la multitude n’est pas compétente. Or, la théorie du paysage appartient à cette dernière catégorie. La multitude peut juger l’imitation, car elle connaît la réalité, mais elle ne peut décider si le paysage se réduit à l’imitation, car elle n’a jamais sérieusement étudié ni le but ni les lois du paysage.

Je pense donc que le paysage réel, dont le succès me paraît très légitime en présence du paysage historique, n’est pas un succès sans appel ; que l’imitation de la réalité n’est qu’un élément du paysage, et que cet élément ne constitue pas le paysage tout entier. Il n’y a, selon moi, de paysage complet, de paysage vraiment beau, que celui où la nature est librement interprétée. Sans l’interprétation, c’est à dire sans l’exagération volontaire des parties intéressantes du modèle, sans l’effacement des parties inutiles, il est impossible de produire un paysage vraiment beau, un paysage vraiment digne de ce nom. L’imitation, si parfaite qu’elle soit, ne sera jamais qu’un inventaire, un procès-verbal. Un tableau, comme un poème, se compose nécessairement de deux parties, de la réalité aperçue par l’intelligence, recueillie par la mémoire, et de la métamorphose imposée à la réalité par l’imagination. Voir, se souvenir, agrandir, transformer, c’est-à-dire imaginer, telle est la loi constante de toute poésie, telle est la loi du paysage. Nier que cette loi régisse le paysage, ce n’est pas moins que nier la parenté qui unit le paysage à la poésie, ce n’est pas moins que nier l’évidence. En insistant sur la parenté qui unit le paysage et la poésie, nous ne prétendons pas juger le paysage du même point de vue que la poésie. Nous déplorons plus que personne l’application de la critique littéraire à la peinture. Plus que personne nous blâmons la puérilité d’une telle application. Mais tout en reconnaissant que tel sujet qui convient à la poésie ne convient pas au paysage, tout en affirmant avec une parfaite conviction qu’il faut chercher dans un tableau autre chose que l’intérêt littéraire, appelé par certains docteurs intérêt moral, nous ne pouvons fermer nos yeux à la lumière et refuser d’apercevoir et de proclamer que l’imagination est une et constamment comparable à elle-même, quelle que soit la variété des formes qu’elle imprime à ses créations. Si donc le paysage relève de l’imagination, il est nécessaire d’admettre que le paysage est soumis aux mêmes lois que toutes les œuvres du même ordre. Si le poète, en écrivant, ne se propose pas le même but que le chroniqueur ou l’historien, le paysagiste, uni au poète par une étroite parenté, est soumis comme lui à la nécessité d’interpréter son modèle. Pour accomplir cette mission difficile et glorieuse ; il peut appeler à son aide la tradition. Il peut profiter de l’exemple des maîtres illustres qui l’ont précédé, et les associer à son œuvre ; car si la